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À tire d’ailes par Sylvaine Perret-Gentil

Dernière mise à jour : 8 mars 2021




J’ai une identité, mais pas de passeport. Si j’en avais un, il serait russe. Au total, mon peuple compte environ un demi-million d’individus. J’ai des cousines au Canada, en Alaska et au Groenland.

Qui suis-je ?

J’ai vu le jour à la mi-juillet dans la toundra maritime de la péninsule du Taïmyr, à 1830 km au nord-nord-est de Krasnoïarsk et à 3416 km au nord-est de Moscou. Mes parents se sont rencontrés et unis pour la vie pendant un long voyage de deux mois pour venir jusqu’ici. Ils sont arrivés, avec toute la famille, au début du mois juin et se sont installés sur un îlot de la rive ouest du golfe de Khatanga, qui signifie « la grande rivière » dans la langue evenki. Ils se sont arrêtés ici, parce qu’ils y sont nés. D’autres s’arrêtent avant, dans le golfe du grand Ienisseï sur la mer de Kara, ou vont plus loin, car ils ont vu le jour sur l’un des milliers d’ilots de l’immense delta de la Léna, qui prend sa source dans les monts Baïkal.

Bref, ma famille vient du Khatanga. Le golfe où se jette « la grande rivière » est formé par la mer des Laptev. Un peu plus au nord, l’océan glacial arctique. Un peu plus au sud, sur la rive du Khatanga, une bourgade du même nom, construite au 17e siècle, avec son port fluvial et son église orthodoxe. Il y a neuf villages dans le raïon de Khatanga, habités par les Dolganes, un peuple d’origine toungouse. Ici, la neige recouvre le sol de fin septembre à début juin. Il y fait un froid glacial. Eux restent. Nous, pas.

Dès le jour de ma naissance, j’ai pu suivre mes parents et me nourrir toute seule, mais je ne deviendrai vraiment autonome que le printemps prochain. Quant au mariage, il faudra attendre mes trois ans. Juste après la mi-août, j’ai senti une grande effervescence dans les familles du groupe qui vivent ici. Je n’ai pas bien compris pourquoi, mais nous sommes toutes parties. Moi, j’ai suivi mes parents. J’avais quarante-deux jours et on m’emmenait pour un voyage de six mille kilomètres. Qui dit mieux ? Aucun humain n’est capable d’une telle prouesse.

Nous avons rejoint la côte de la mer de Kara, que nous avons longée pour atteindre celle de la mer de Barents. Bien sûr, nous avons fait quelques haltes. Juste avant de quitter la Russie, nous sommes arrêtées au bord de la mer Blanche, au sud de Mourmansk. Puis nous avons volé au-dessus de St-Pétersbourg, où nous avons rejoint la mer Baltique, et fait une petite pause à la frontière de la Finlande et de l’Estonie. Après avoir traversé la Baltique, en survolant le sud de la Suède, nous avons passé à cheval entre le Danemark et l’Allemagne. Nous sommes descendues sur la mer des Wadden, un peu avant la frontière des Pays-Bas, où nous nous sommes bien reposées. Plusieurs familles se sont retrouvées à cet endroit. Certaines y sont restées. D’autres sont parties en Grande-Bretagne et en Irlande. Nous, nous avons pris notre envol pour la France. Vers la mi-octobre, nous sommes arrivées dans le bassin d’Arcachon, dont nous repartirons au mois de février pour rejoindre notre Sibérie natale.

Qui suis-je ?

Vous l’avez deviné, je l’espère, comme j’espère aussi vous avoir fait un peu rêver, quand bien même ces voyages sont une absolue nécessité pour nous et non un loisir.