– Vous vous appelez… Olive Riesen. Née le 15 octobre 2020 à Aubonne.
Mes données personnelles défilent devant ses prunelles gelées. Mes archives aussi : QI déprimé, échec au concours Béta. C’était le 15 octobre 2030, je m’en souviendrais toute la vie qu’il me reste : perdue, la possibilité d’une connexion éternelle. Mon droit de vivre s’éteint le 15 octobre 2050. Dans 8 jours, j’ai trente ans.
Longtemps, j’ai accepté l’idée de sacrifice : dépasser sa petite personne pour des personnes plus grandes que soi. Les Bétas me semblaient des phares éclairant nos chemins.
Trente ans, ça me paraissait loin.
Et puis j’en ai eu vingt-neuf.
Premières démarches entamées par voie électronique, il y a six mois. Sept administrateurs, quatre bureaucrates, et vingt-deux messages plus tard, me voilà devant une juge en chair, en os, et en polymère. Ses nanorobots lui nageant dans le sang, elle dissèque mon historique, et autres affaires privées.
A l’abri de son pseudo (Megabot20), la représentante de la communauté pèse le pour et le contre de ma survie. La communauté discute mon cas en toute neutralité : suppression ou maintien de l’utilisateur Olive Riesen ?
Qu’en disent les règles d’admissibilité ?
De temps en temps, elle me jette un regard apitoyé : chez moi, le nanite est destructeur, et ce n’est pas beau à voir. Le programme s’est enclenché il y a six mois. Mon système immunitaire s’autodétruit. Aujourd’hui, mon corps est en miettes. Je suis une vieillarde bonne à jeter.
Selon quels critères impartiaux serais-je admissible à la prolongation de mon existence ?
Et c’est à elle, à jamais mise à jour et constamment augmentée, à elle, somme de parties qui ne forment plus un humain, à elle, déshumaine assumée, d’en juger humainement.
La notoriété de l’utilisateur Olive Riesen justifie-t-elle le maintien de son profil ?
Quid de son exemplarité ?
Ils pourront me fouiller autant qu’ils veulent, mes archives sont nettoyées de mes délits les plus graves : en effet, j’ai trois gamins. Clandestins et artificiels, ils sont 100% bio.
Des enfants, j’en voulais à tout prix. Sans ovaires, ce n’était pas gagné, mais une cellule souche bien travaillée a produit les trois ovules nécessaires. Mes enfants sont made in India, et vierge de tout nanite (pour le moment).
Liane, Liv et Rima habitent avec moi, dans un Airbus désaffecté sur le tarmac de l’aéroport de Genève. Aucun danger, jamais vous n’y verrez un Béta. Depuis qu’ils ont résolu les problèmes de pollution par la téléportation, l’aéroport, c’est la zone.
Alors les Béta, qui ne croient en rien au-dessus d’eux, les Béta, qui ne voient rien hors leurs écrans, ne savent pas que, juste au-dessus de leur tête, des avions parfois reprennent leur vol.
– Votre profil n’est pas dénué d’intérêt, admet Megabot20 au vu de mes archives trafiquées. Mais la communauté s’interroge : pour quelles raisons ne voulez-vous pas le voir supprimé ? Et l’au-delà ?
– C’est une hypothèse, madame la juge. Je ne suis pas tentée d’aller la vérifier.
– Les philosophes ont pourtant écrit de belles choses.
– Sans doute. Mais si je dois mourir, j’aimerais en avoir l’initiative.
– Vous ne pouvez pas supprimer votre profil vous-même.
Elle me questionne encore, mais je ne peux pas avouer que je voudrais simplement voir grandir mes enfants. La raison est bonne, mais elle est hors critères. Dire autre chose :
– C’est que je rêve, madame la juge.
Son sourcil se hérisse, et avec le sien tous les sourcils de la communauté.
Le rêve, les Béta l’ont perdu. Depuis que les nanites ont pris les commandes de leurs imaginaires, les Bétas ne rêvent plus. Ils ne créent pas non plus. Ils consomment. Les bêtas sont des estomacs de chair, d’os, et de polymère. Le rêve est désormais affaire de mortels. Voilà une chose que la communauté nous envie, et que, en principe, nous nous réservons.
- Laissez-moi vivre, madame la juge, et je vous peindrai mes rêves.
Je veux accompagner mes enfants hors connexion.
Je les veux découvrant les Indes et l’Afrique sans téléportation.
Je me veux mère, grand-mère, arrière-grand-mère de clandestins. Mes petits sans-profil viendront boire le thé le dimanche après-midi à l’aéroport, et la communauté n’en saura rien. Nous siroterons nos tisanes t en privé, dans les tasses en porcelaine de mes ancêtres.
Ils étaient les fils de l'aigle, des mercenaires farouches.
- Je vous peindrai mes rêves, madame la juge… Le mystère de la vie qui s’en va.
Elle réprime un rictus. On dirait de la frustration. Contre elle, l’éternité ne peut rien.
Et maintenant
Peindre le temps qui reste
A J-1, arrive ce message :
Suite au jugement n° A-0065-*K8ç}, rendu le 13 avril 2050 par MegaBot20 au nom de la communauté, la fondation vous informe : Olive Riesen, née le 15 avril 2020 à Aubonne, sera enlevée à l’affection des siens le 4 février 2114, dans sa 95ème année.
Le domicile mortuaire est d’ores et déjà fixé à Pully.
Paola Zuckerbeg-Page, porte-parole de la fondation GAFA-WIKI-MOZILLA
Photo Johannes W
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