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Au revoir Docteur par Katia Elkaim



Marla ne compte plus les années. Elle se lève et se couche chaque soir avec le même rituel. Elle travaille, s’active sans relâche, aime ses enfants, ses petits-enfants, ses arrière-petits-enfants, ses amis, sa maison, son chien, sa tasse de thé le soir au lit avec un bon livre.


Le matin, elle se réveille vivante, pour célébrer la science, celle qui la garde jeune et sans âge. Au début, il ne s’agissait que d’une petite crème légère à appliquer sur sa peau. Une toute petite contrainte, presque rien et le miracle opérait. Cela dura quelques années. Son médecin lui fit aimablement remarquer un jour que les effets de sa crème de jouvence s’estompaient. Elle lui confessa que les tubes se vidaient en effet de plus en plus vite. Il lui suggéra d’additionner à son traitement quotidien quelques gélules bien pensées, faites sur mesure et elle retrouva espoir et un regain d’énergie. Elle s’inscrivit à un cours de tango, si délicieusement « old school ».


Son entourage, qui louait à chaque occasion possible sa forme olympique, finit par s’y habituer. Elle déménagea. Son banquier ne lui demanda qu’une seule garantie : celle de pouvoir accéder au protocole de soin sur simple requête. Elle ne fut que trop heureuse de lui accorder cette petite intrusion dans sa vie privée. Et si elle planifiait un tour du monde ?


Les réclames pour des produits plus performants ne lui parvinrent qu’au bout de dix ou quinze ans. Au début, elle les ignorait quand un lumbago lui saisit les reins et la cloua au lit pendant plusieurs jours. Son thérapeute, à qui elle confia son angoisse, lui expliqua tant bien que mal que la dégénérescence de ses tissus, l’arthrose, était dans l’ordre des choses et qu’il lui fallait être plus vigilante et anticiper. La vie éternelle demandait quelques explications que son génirontologue lui donna bien volontiers, moyennant quelque paiement et une nouvelle ordonnance pour une innovante variété de tablettes à mâcher.


Elle s’inscrivit à un cours de plongée sous-marine et s’entraîna pour le prochain marathon de New York.


Elle apprit l’annonce du mariage de la fille de la fille de sa fille. Une nouvelle merveilleuse et se proposa immédiatement pour l’organiser chez elle, dans le jardin. Elle n’a jamais su cuisiner mais se dit que c’était enfin l’occasion d’apprendre. De son temps, elle aurait fait appel à un traiteur mais les jeunes d’aujourd’hui trouvent ça ringard.


Elle reconnut à la fin des festivités qu’elle n’avait plus l’énergie de sa prime jeunesse et s’en fut rendre visite à Docteur chéri, avant que de plus ennuyeux symptômes ne s’installent à demeure. Il la trouva en pleine forme et la félicita pour sa performance durant le marathon. Il lui recommanda de s’hydrater mieux en l’exhortant à ajouter à son eau, une poudre faite de nanoparticules. Un produit inventif et peu invasif, à demi-vie limitée dans le temps. « Aucune accoutumance » lui assura-t-il.


Elle souscrivit une assurance mort. Son traitement, s’il était efficace, commençait à entamer une part non négligeable de son budget mensuel. Grâce à dieu, elle n’était pas dépourvue de moyens et sa famille la soutenait avec ardeur.


Elle se mit sur liste d’attente pour un voyage intersidéral. Une expérience inoubliable lui promit son amant du moment.


Elle s’acheta un équipement et prit des cours d’équitation. Elle hésita lorsqu’on lui proposa un traitement de fertilité qui devait lui permettre encore d’enfanter. Ce n’est que parce qu’elle ne voulait pas se priver de liberté qu’elle refusa, même si elle aimait les bébés. « D’autres n’ont qu’à en faire, je les chouchouterai sans m’embarrasser ».


Ce matin, elle célèbre le jour de sa mise au monde, comme une mise sur le marché. Un gros bouquet de fleurs égaye sa maison. Elle se demande pourquoi, avant, les mortels se faisaient une joie de ce jour fatidique qui les rapprochaient un peu plus de la sortie. Une alarme annuelle de l’état de finitude de l’humain.


Elle pense au bonheur de se coucher chaque soir, en se disant qu’elle se réveillera le lendemain. Elle ne peut imaginer l’angoisse qui devait saisir ces humains d’autrefois qui voyaient se succéder les nuits, toujours identiques, qui répétaient des gestes rigoureusement semblables. Éteindre la lumière et se réveiller un jour plus vieux.


Et pourtant, en ce matin d’anniversaire, Marla se sent fatiguée. Pas physiquement mais dans sa tête. Finalement, à quoi bon tout cela ? Elle se demande si la permanence de son existence a encore un sens. Elle ne laissera aucune empreinte si elle s’en va.

Elle prend son temps pour son rituel quotidien : Encore et toujours de la crème, de plus en plus, partout. Des gélules, des capsules, des pilules, un fascicule à lire pour méditer. Un spray dans le nez et sur les cheveux. Une injection par semaine : c’est le jour !


Du calcium, des vitamines, des oligoéléments dans des bouteilles en jaune et blanc. Quelques milliards de bactéries pour la flore intestinale. Des hormones naturelles pour le teint et les articulations. Du faux café, ma foi il faut ce qu’il faut et de la cire pour ses oreilles.


Elle traîne car elle sait ce qu’elle va trouver dans sa boîte aux lettres. Ce courrier, elle le reçoit depuis quatre ou cinq ans. Il l’attend. Elle réfléchit. Elle se maquille… Elle réfléchit. Elle s’habille…Elle réfléchit. Elle prend son petit déjeuner et réfléchit encore.


Elle se décide enfin. L’enveloppe est là. Elle peut en réciter le contenu par cœur : « Madame, vous avez une année de plus aujourd’hui et nous vous en félicitons. Votre énergie et votre vivacité a porté vos enfants qui vous en sont reconnaissants. Vous ne pouvez cependant pas ignorer que notre monde a besoin de renouveau, comme vos descendants. Nous savons que le chemin est difficile à emprunter mais nous sommes là pour vous aider à passer ce cap sans peine si vous le décidez. Nous serons à vos côtés pas à pas. Il suffit de le vouloir. En quelques jours, une quinzaine au plus, vous aurez traversé la phase aiguë de désintoxication de jeunesse et pourrez entamer cette dernière étape en pleine sérénité. Appelez-nous ! »


Marla ne jette pas le papier comme à l’accoutumée. Elle le fourre dans sa poche et se dit maintenant qu’il est plus que temps de tirer sa révérence.



Photo by Anna Tarazevitch

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