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Chinaworld par Sylvain Besson, journaliste.

Dernière mise à jour : 2 mars 2021


Il est encore tôt lorsque les premières notes de la Marche des volontaires résonnent sur Times Square : «Debout, gens qui ne voulez plus être esclaves…». Jason, nom chinois Junfeng, lève la tête vers l’un des écrans géants qui dominent la place. En ce 1er juillet, jour anniversaire du parti, l’image du présentateur vedette de la CCTV s’affiche en énorme au-dessus des passants. Derrière lui, les toits brillants de la Cité interdite avec un vol de colombes blanches et ces mots en caractères dorés: «Le jour du parti est le jour de la paix mondiale.»


Sous son masque d’étoffe synthétique, Jason réprime un ricanement. Il a accumulé de bon points de comportement social ces derniers mois et se moquer d’un slogan du parti communiste chinois, même aussi mièvre que celui-là, serait bien la dernière chose à faire. Les caméras de reconnaissance faciale sont partout. Elles peuvent déceler une insulte étouffée derrière un masque, un moment d’agacement, un air chagrin. Sur son smartphone, on reçoit bientôt une notification émise par un chatbot du Système central de contrôle: comment allez-vous aujourd’hui? Êtes-vous contrarié? Ce slogan vous a-t-il déplu? Rien de méchant en soi, mais mieux vaut s’épargner ce genre de conversations, on ne sait jamais où elles peuvent mener.


Jason/Junfeng presse le pas. Aller jusqu’à la zone interdite du sud de Manhattan n’est plus une mince affaire depuis que la montée des eaux a noyé les lignes de métro au sud de la 25ème rue. Ce cataclysme lent n’est pas terminé, la mer qui s’élève repousse continuellement la limite habitable de la ville vers le nord, grignotant les avenues, rongeant les fondations des immeubles, constellant New York de monuments inutiles.

Depuis Times Square, Jason passe devant le bloc cyclopéen de Grand Central, devenu un fantôme depuis que la mer a noyé les tunnels ferroviaires menant à Long Island. En traversant la 5ème avenue, dans l’enfilade de gratte-ciels menant vers le nord, il aperçoit les reflets noirs et dorés de la Trump Tower. Vide elle aussi, fragilisée par l’eau qui s’infiltre en sous-sol, elle est désormais classée au patrimoine mondial de l’UNESCO – un beau geste, consenti par Pékin sur demande de la famille Trump.


Comme tous les New-yorkais, Jason connaît la légende maudite qui entoure cet édifice prétentieux et vieillot. Petit, il entendait ses parents parler du premier président Trump, Donald. Un bouffon malfaisant, c’est du moins ainsi qu’ils le décrivaient. Sa réélection chaotique en 2020 avait ouvert la voie à l’interminable période de troubles qui avait condamné l’Amérique au déclin. Ironie de l’histoire, Trump s’était fait réélire grâce à ses slogans antichinois – alors que Pékin l’avait soutenu en secret, d’abord lui, puis ses enfants, installant ainsi à la Maison Blanche une dynastie aussi incompétente que docile.

L’époque Trump avait aussi coïncidé avec l’apparition du virus. Depuis, le Covid-19 et ses successeurs avaient fait plusieurs fois le tour du monde, mutant continuellement sans qu’on comprenne pourquoi, minant l’économie comme une maladie débilitante. Lorsque le dollar, l’ancienne monnaie américaine, avait perdu sa valeur à force de plans de relance inefficaces, la Chine avait profité installé sa suprématie, traçant des autoroutes en Afrique, couvrant l’Arabie saoudite en faillite de panneaux solaires, sauvant Venise des flots en érigeant un mur gigantesque.


La vassalisation s’était faite en douceur, comme une main invisible contrôlant les gouvernements et les peuples grâce à un appareil de surveillance planétaire devenu presque parfait. Issu des «apps» de traçage conçues pour lutter contre le virus, le Système a permis d’enrégimenter les masses pour faire face à la catastrophe climatique. Il attribue des bons points à ceux qui adoptent les valeurs frugales et disciplinées de la Nouvelle Sinitude.


Après une demi-heure passée à marcher en ruminant ces pensées, Jason débouche enfin à hauteur de la 25ème rue. C’est là que l’eau commence à affleurer à l’air libre, sortant des bouches d’égout puis refluant au rythme des marées. Au-delà de cette frontière mouvante, la ville a été évacuée, l’accès au périmètre est contrôlé, le rituel de passage bien rôdé. Au barrage, gardé par des hommes en tenues de décontamination bleues et blanches, Jason présente au scanner sa Smartapp qui le décrit comme «virus-free». Il gagne un bâtiment délabré qui sert de vestiaire, enfile sa combinaison de protection et ses bottes. A sa ceinture, il accroche ses filets à chauve-souris et ses pièges à rats, son pistolet hypodermique, sans oublier un taser pour se prémunir d’éventuels vagabonds.


Aujourd’hui encore, il pénétrera dans des halls de gratte-ciels à demi effondrés, inspectera à la lampe-torche leurs voûtes moisies, traquera dans les anfractuosités les animaux sauvages qui prospèrent dans les souterrains à demis noyés de la ville abandonnée. Un travail dangereux, pénible, mais qui lui donne une utilité sociale, une raison d’être. Ce soir, il ramènera les bêtes capturées et prélèvera du mucus dans leurs gorges minuscules. Les échantillons partiront la nuit même vers les laboratoires de la Health Valley chinoise. Là-bas, des savants recherchent des virus inconnus pour développer de nouveaux vaccins, pour protéger le monde.


Depuis le temps qu’il fait ce métier, Jason/Junfeng a entendu ces rumeurs qu’on se refile en murmurant, ces théories du complot qui s’échangent sur le Darkweb. Elles prétendent que ces laboratoires disséminent sans cesse de nouveaux virus pour maintenir le monde dans un cycle éternel de peur et de contrôle… Mais Jason sait que ce n’est pas vrai. Bien sûr que ça ne peut pas être vrai.

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