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Dans la ceinture

Par Thomas Menanteau



Travailler dans la ceinture d’astéroïdes, c’est une garantie d’avoir un succès fou auprès des filles. C’est aussi enfin pouvoir profiter d’un peu de calme, travailler de manière autonome, à son rythme, avec une paix royale, et avoir le temps de se poser un minimum pour réfléchir sur la vie. Heureusement, d’ailleurs, qu’on y est au calme, parce qu’il faut garder son calme pour garder sa vie, dans une ceinture d’astéroïdes. Ben oui, c’est parce que c’est dangereux que ça plait tant aux filles, faut pas rêver, on n’a rien sans rien.

Personnellement, ça fait trois ans que je suis là. Encore un an, et j’arrête. Faut pas trop pousser la chance. Jusque-là, je n’ai pas eu à me plaindre. On mange bien, on vit bien, les collègues sont sympas, un peu déjantés, et trois jours par semaine, je me lève à l’heure que je veux. Autant vous dire que trois soirs par semaine, c’est la fête dans les quartiers détente. En réalité, la réputation qu’on donne au travail dans la ceinture est vraiment injuste : on s’amuse bien plus que ce qui est raconté un peu partout.

Par contre, quand on bosse, là, c’est sérieux. J’ai eu un peu de mal au début, comme tout le monde, je pense. Il faut avoir les yeux partout. On se prévient d’une station à l’autre quand on peut. C’est plus facile de voir les problèmes et les cailloux s’agglutiner au loin qu’au près. Mais ne se fier qu’à ça, c’est se condamner à une mort certaine. Rapide et sans douleur, certes, mais dès le premier jour, j’ai compris que je préférais éviter. Et puis c’est aussi la vie des collègues qui sont en train de se reposer peinards. Nous ne sommes pas équipés comme les stations de stockage, emmurées dans un blindage impénétrable et entourées d’une ceinture d’explosif. Ça ne fait que rajouter qu’au bordel ambiant. C’est bien pour ça que nous les avons excentrés des sites d’extraction minière. Les stations comme la mienne mettent déjà assez de désordre comme ça dans les interactions orbitales des astéroïdes.

Il paraît que ça vaut vraiment la peine, économiquement. D’une part, quand on bosse à attraper un caillou tout en évitant les autres, pour lui sucer la moelle dans le calme, on a autre chose à penser. D’autre part, nous, ça ne nous change pas la vie. Tant mieux si on rend service à la Fédération. Nous, on fait juste un boulot exaltant. Ce que d’autres en font derrière, ça nous paraît tellement plat qu’on ne se tient pas vraiment au courant. Ça peut paraître limité, comme position, mais il faut nous comprendre : vu l’isolement dans lequel nous vivons, coincés dans notre ceinture d’astéroïdes, nous avons appris à relativiser.

Bien sûr, il y en a quelques-uns, parmi nous, dont la présence ici fait partie d’un plan de vie bien établi. Ils ne sont pas là par hasard, et ils comptent tirer parti au mieux de leur année, ou leurs années, passées à casser des cailloux dans l’espace. Et je ne parle pas d’un plan de vie qui se limite à faire le beau à leur retour pour impressionner les filles. Ça, ce serait me lancer dans une autobiographie prospective. Plus sérieusement, deux années seulement dans la ceinture, ça donne une sacrée impulsion pour lancer une carrière politique. Au fond, ça revient un peu au même : ça reste une affaire de séduction.

Je dois avouer que j’ai quand même du mal à les comprendre. Je suppose que je n’ai pas assez d’ambition pour ce genre de choses. Enfin, chacun y trouve son compte, c’est l’essentiel. Je me dis juste que, pour des gars et des filles qui veulent se lancer au politique, se retrouver un an ou deux perdus au milieu de l’espace, ça doit être sacrément frustrant. Il n’y a personne de cet acabit dans ma station, mais il y en a quelques-uns dans mon secteur. A chaque fois que j’ai abordé le sujet avec eux, ils avaient beau dire ce qu’ils voulaient, ça se sentait bien qu’ils rongeaient sacrément leur frein !

Lancer une carrière politique avec les moyens de communication à notre disposition, c’est sûr que ça doit être frustrant. Point de vue réception, aucun problème. Vraiment, aussi étonnant que ça puisse paraître, malgré toutes les interférences des boules de métal qui nous entourent et des impacts entre elles, j’arrive même assez souvent à me brancher sur la petite station radio du centre de recherche où j’ai grandi. Rien de tel pour chasser le mal du pays que de prendre des nouvelles des collègues qui y sont restés. J’espère qu’ils y trouvent leur compte eux aussi. De mon côté, si je devais me satisfaire de la vie étriquée qu’ils nous racontent sur les ondes, je serais en grave dépression depuis longtemps. Ils sont obligés de la délayer jusqu’à la rendre transparente, leur vie, pour meubler les heures de diffusion. Enfin, ça fait du bien de savoir que la vie suit un cours normal quelque part. Comme on dit, il faut de tout pour faire un monde. Ou plusieurs mondes, au fond. Enfin, c’est une expression.

En ce qui concerne les émissions, par contre, c’est pas mal plus limité. En fait, c’est plus que limité, c’est au moins très aléatoire, au pire, et de manière plus réaliste, inexistant. Les météorites qui nous entourent étouffent apparemment nos émissions dans l’œuf, ou quelque chose du genre. L’avantage, c’est que comme ça, personne ne capte les conneries qu’on s’envoie d’une station à l’autre. Parfois, ça frise dur le gratiné. Et puis, ca rajoute au côté glamour, ce mystère qui nous entoure. Nous avons beau envoyer nos rapports comme tout le monde, via des sondes qui sortent de la ceinture avant d’émettre, ne pas donner de nouvelles au quotidien, être coupés de nos familles et amis, ça titille les curiosités. Comme quoi, j’avais sans doute raison quand je disais à mon coordinateur d’études que nos rapports, tout le monde s’en tape pas mal et personne ne les lit. A force de ne pas les lire, tout le monde se demande bien ce qui se passe dans nos centres d’extraction. Et à force de se le demander, chacun finit par y aller de sa petite idée, jusqu’à lancer les rumeurs les plus folles. C’est vrai qu’on s’amuse bien, je serais malvenu de ne pas le reconnaître. Mais de là à faire de nous les cowboys de l’espace dont on entend parler ici et là, il y a de la marge. Enfin, ça me rend bien service.

Par contre, pour nos politiciens en herbe, ne pas pouvoir émettre, c’est un prix à payer qui s’apparente à une torture. Ils savent tous tout ce qui se passe autour d’eux, mais ne peuvent pas y participer. Ils sont les témoins contraints au silence d’un monde qui parvient très bien, trop bien, à tourner sans eux. Alors ils se défoulent comme ils peuvent : en règle générale, ils mettent leur grain de sel dans tout ce qu’il trouve à assaisonner dans nos stations d’extraction, jusqu’à ce qu’on les recadre le jour où ils finissent par aller trop loin. Un emploi du temps qui change tous les trois jours, une organisation du travail en restructuration permanente, un repositionnement hebdomadaire des stations pour des raisons généralement fumeuses, ça va un moment, mais il ne faut pas trop pousser. Ces messieurs-dames ont le plus grand mal à intégrer le fait que toutes nos stations mises ensemble ne forment qu’un relativement petit centre de la Fédération, et qui plus est tout sauf un centre de recherche. Nous sommes axés sur le rendement, la production, mais nous accomplissons surtout un travail de brute. Il n’y a pas de grande subtilité à analyser et de splendides schémas d’optimisation à éjaculer de longues masturbations intellectuelles. Nous sommes les Cro-magnons de l’espace, en quelque sorte : trouver caillou, casser caillou, sucer caillou, garder ce qui est bon dans la bouche, recracher le reste. Et accessoirement, essayer de ne pas se casser les dents sur les cailloux et esquiver les autres cailloux qui nous arrivent dans la face. Pas de quoi se prendre la tête. Ici, tu réfléchis trop, tu te prends un astéroïde dans le cockpit, et bye bye. Ici, tu réagis, point barre.

C’est donc en toute bonne logique que mon voisin d’en face, comme je l’appelle souvent, a volontairement choisi de faire le contraire. Notez que dix mois plus tard, il est toujours là pour nous bassiner avec ses contemplations méditatives. Finalement, c’est peut-être compatible.

Enfin, ce n’est pas vraiment pour ça qu’il devrait être mort depuis un moment. D’ailleurs, on l’aide tous comme on peut, depuis qu’il nous a mis au courant. Il n’a pas grand-chose à craindre d’une collision imprévue avec un astéroïde en goguette de passage. Et pourtant, ça lui pend dangereusement au nez, lui, l’accident fatal. Il faut dire qu’il fait tout pour. Mais je peux vous assurer que celui qui caftera sur lui, chez nous, il aura intérêt à vite aller se planquer s’il ne veut pas en avoir un illico, d’accident ! Non, si la nouvelle se répand, ça ne viendra pas de nous, il peut dormir tranquille. La parole donnée, dans les stations d’extraction, ça ne se reprend pas, même une fois qu’on rentre chez nous.

Je ne peux pas vraiment dire qu’il nous ait fait d’entrée une bonne impression. Ni le contraire, d’ailleurs. Je pense que pour nous tous, c’était un petit arriviste de plus qui venait perdre une année de sa vie comme un bon petit soldat pour pouvoir jouer au héros en rentrant. Avec un père Conseiller, en plus ! Il n’est vraiment pas arrivé chez nous avec les bonnes cartes. Au moins, il a eu la décence, contrairement aux autres fils à papa dans son cas, de ne pas essayer de nous convaincre du contraire. Il a bossé, fait ses quotas, mais on ne l’a jamais vu dans les quartiers de détente des stations de stockage. Il est resté seul dans son coin, dans sa petite station d’extraction, qu’il a expressément demandé à ne pas partager. Papa l’a sans doute aidé, parce que c’est mal vu, de rester seul dans une station. C’est presque la condamner, et se condamner avec. Je ne sais toujours pas comment il a tenu, au début, entre les heures de travail et les alertes de collision en permanence, et son petit projet personnel, bien sûr.

C’est pour ça qu’il ne voulait voir personne. Il nous l’a expliqué seulement quand nous sommes venus le chercher presque de force pour l’obliger à prendre un moment de détente. Nous sommes comme ça, dans la ceinture : directs. Généralement, il n’y a pas beaucoup de filtre entre ce que nous pensons et ce que nous disons, et donc ce que nous finissons souvent par faire. Il commençait à nous faire un peu mal au cœur, tout seul dans sa boîte. Personne ne mérite ça.

Son petit projet a commencé avant même l’annonce officielle de ce qui doit soi-disant devenir un immense réseau galactique d’information. Le premier vaisseau colonie était parti depuis quarante-huit ans maintenant, et nos Conseillers nous ont tout à coup lâché l’idée. Au fond, elle est sympa, leur idée. Tous les cinquante ans, chaque vaisseau colonie et le système solaire devraient envoyer chacun une mise à jour des derniers développements historiques, politiques, scientifiques, artistiques, etc. de leur petit monde en vase clos. C’était presque trop beau pour être vrai. D’ailleurs, c’était pas vrai.

Il était bien placé dans les salons, notre petit nouveau, pour entendre parler de tout ça avant que ça ne se réalise. Il était bien placé, aussi, pour comprendre avant même le premier envoi d’informations que celui-ci, et les suivants, serait pipé. Les Conseillers avaient prévu d’éditer notre réalité à leur manière. Rien de méchant, que du rétrospectif selon un point de vue qui les arrangeait. Mais comme il nous l’a dit, ce soir-là, après sa sixième vodka : quand on commence à éditer le passé, ça finit par nous monter à la tête, et on se met bientôt à vouloir éditer le présent, en direct.

Il a pris sur lui de remédier à cette tromperie. Une attitude plutôt rock n’roll, et à sa manière sans doute au moins aussi risquée que de venir volontairement s’enfermer dans une de nos stations d’extraction. Pire, pour se garantir un peu de calme, et surtout de discrétion, il a volontairement choisi de cumuler les deux, le temps de mener à bien son entreprise. Il est couillu, le môme !

Son idée est de compiler lui-même l’équivalent de ce qui est censé être envoyé sur ce réseau d’informations, mais de manière objective et sans censure. Ensuite, joindre son paquet à lui au paquet envoyé depuis la station lunaire. Toutes les données doivent être transmise à une sorte d’amplificateur placé au niveau de l’héliopause. Tout est automatisé, et puisque personne ne pourrait jamais identifier une émission en provenance de la ceinture, son histoire pourrait bien marcher. En tous les cas, comme je vous le disais, avec nous, il est tranquille, on fera ce qu’on pourra pour l’aider.

Il a juste craqué cette fois-là, après quelques mois et quelques vodkas. Pour un gamin de vingt ans, c’est déjà pas mal. Heureusement, il est tombé sur un groupe de gars bien solides : moi, mon colocataire de station, et quelques autres vieux déjà dans la ceinture depuis deux ans ou plus. Ça ne veut pas dire que la nouvelle ne s’est pas propagée, mais par contre, nous avons pu choisir les oreilles qui en ont entendu parler depuis. Il a raison, le môme, c’est le début de la fin, s’ils se mettent à éditer ce qu’ils envoient, les terriens. Il a eu le nez creux de venir chez nous. Maintenant, il peut se concentrer sur son travail. Nous, on s’occupe de son quota de minerais, et il y a toujours trois ou quatre stations autour de la sienne. Ça aide à justifier l’importance du flot de données qu’il absorbe, mais surtout aussi à s’assurer qu’il ne se fasse pas bousculer par un astéroïde en état d’ivresse pendant qu’il bosse.

C’est vrai que ça a vraiment foutu le bordel dans la ceinture, notre système d’exploitation des minerais. Je me demande bien à quoi ça pouvait ressembler, Kuiper, avant qu’on commence tout ça, il y a un siècle ou plus. Je suppose que ça fera partie des informations qu’ils vont donner dans ce premier paquet d’informations. Ils vont décrire le système solaire, tel qu’il était, et tel qu’il est. Qu’est-ce qu’ils vont essayer de raconter sur la Terre ? J’imagine qu’ils vont essayer de la faire passer pour ce jardin d’Éden que la Fédération aurait pu en faire. Heureusement que le môme est là, pour nous, pour leur expliquer, à tous ceux qui sont partis et qui recevront ces messages, le trou immonde qu’on a fait de notre belle planète bleue. Ah, c’est sûr, on y respire de l’air propre, l’eau est limpide est pure, et tout le monde mange à sa faim. Enfin, ça, c’est pour ceux qui ont le droit de respirer, de boire et de manger. Pour ceux dont la Fédération a décidé qu’ils méritent de vivre. Pour ceux qui ont assez bien donné le change, pour ceux qui obéissent comme les chiens que nous sommes tous plus ou moins devenus, selon la taille du nonosse qu’on nous offre. Et nous, pour qui est-ce qu’ils nous auraient fait passer ? Pour les sept nains qui vont joyeusement à la mine en sifflotant, peut-être ?

Dans quelques mois, il sera prêt, mon voisin d’en face. Je sais que c’est un peu vulgaire, mais ça va chier. Ils vont en prendre pour leur grade, les Conseillers. J’espère que les gars et les filles du vaisseau colonie ne répéteront pas les mêmes conneries. Espérons surtout qu’il ne sera pas pris avant que les données soient bien en route. Il m’a redonné un peu de courage à l’ouvrage, le voisin, sans que je doive passer par les soirées bien arrosées qui nous servent surtout à oublier les journées, les lieux, et le reste. Mais bon, je ne me fais pas trop d’illusions quand même. Une planète qui pousse les gens assez profonds dans le désespoir pour leur donner envie ne serait-ce qu’une seconde de s’enfermer dans ces pauvres boîtes merdiques depuis lesquelles je vous écris, elle ne mérite pas de complaisance. Chercher la libération par l’enfermement volontaire, faut vraiment en avoir marre de tout ! Enfin, la planète, elle n’a rien fait de mal, mais ne peut pas en dire autant des gens qui sont dessus. C’est bien à cause d’eux si on en est rendus là.

Parce que vous croyiez quoi ? Qu’on vient vraiment bosser ici que pour les filles qu’on pourra impressionner au retour ? Vous avez regardé trop de films, les gars ! Pour ça, il faudrait d’abord être sûr de rentrer. C’est vrai, pour le moment, j’ai pas à me plaindre, je suis encore en un morceau. Mais bon, il ne faut pas que je me relâche, parce que c’est quand même encore loin d’être gagné.

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