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Assurance sur la sérénité par Robert Yessouroun



Depuis le haut-parleur incrusté dans le plafond, la voix rauque de l’intendance domotique annonçait un visiteur spécial à l’entrée.

Voilà qui tombait mal.

Le jeune propriétaire du pavillon refusa d’accueillir cet importun. Une tâche urgente, prioritaire l’attendait dans le jardin. La voix, aussi graveleuse que butée, insista péniblement. Contrarié, le grand maigre trentenaire cacha mal son agacement à l’approche du seuil où patientait une élégante gynoïde, un spécimen féminin, tailleur cintré, yeux bleus, queue de cheval blonde. L’occupant de la maison savait qu’un automate dernier cri devait lui être bientôt affecté, en remplacement de l’ancien domestique, qui n’était plus conforme aux derniers standards de la sécurité psychosociale.

‑ Hello, monsieur Timothée ! Je m’appelle Care, pour vous servir.

‑ Kèr ?

L’engin (faudrait-il dire l’engine ? se demanda Timothée) semblait dotée d’un accent british (pour rendre le robot plus sympa ?).

‑ Je suis un modèle inspiré par un prototype hyper-émotif, aux petits oignons de l’être humain.

‑ OK, Care… heu… Pas le temps… je… Repassez pour les présentations.

Il la planta sur place, dans le hall, pour filer aussitôt dans le jardin. Faute de consigne, Care prit l’initiative de suivre son maître un peu braque. Muni d’une scie encombrante, l’escogriffe était monté, à califourchon, sur une basse branche d’un vieux chêne, laquelle dominait un parterre floral de bougainvilliers aux teintes mauves et violettes. La gynoïde l’apostropha :

‑ Avant de travailler pour vous, honey, je m’occupais des plantes du futur. Mes végétaux chéris s’épanouissaient, réfractaires aux moisissures, aux pucerons et même aux embrasements. En abondance, ils sécrétaient des élixirs que les médecins se disputaient.

‑ M’en fous.

Timothée sciait minutieusement la partie morte de la branche entre ses jambes.

‑ Vous allez suer pour rien, sweetheart.

‑ M’en fous.

‑ N’est-ce pas dangereux, votre opération, babe ? Ne risquez-vous pas de vous rompre le cou ? Je ne pourrais me le pardonner, all right ?

Le jeune homme soupira du haut de son arbre.

‑ Écoutez, Care. Lâchez-moi. Cette fichue branche menace les fleurs que j’ai plantées pour Hilda.

‑ Hilda ?

La gynoïde procédait à de nouveaux calculs, tous azimuts. Le jardinier en herbe faillit basculer dans le vide en tirant vers lui la branche aux trois-quarts sciée. L’automate féminin se posta sous son maître, afin de le rattraper, le cas échéant.

‑ Je vous comprends, sweety, vous êtes amoureux. Votre Hilda doit être la plus belle, la plus sensible, la plus intelligente des femmes.

Ému, il relâcha la partie sans feuille encore rattachée à la branche.

‑ Mais sachez que mes connaissances en botanique me permettent de recoller et de faire revivre le bois sec de ce chêne.

Après un bref flottement, Timothée redescendit de son arbre, laissant le bout mort en suspension.

‑ Soit, je vous confie cette branche. (un temps) Êtes-vous versée en cuisine ?

‑ Of course, sugar.

‑ Ah, je rêve d’une grillade béarnaise pour ce soir.

‑ Quelle cuisson ?

‑ Hélas…

Il se rétracta. Se confesser à cette chose ?... (Il hésita.) Après tout, pourquoi pas ? De quoi se soucier ? Un robot juge-t-il son maître ? Et, quand bien même, que lui importait le jugement d’une Intelligence Artificielle ? Bon, il ne savait pas jusqu’où allait l’empathie de cette domestique automate. Tant pis, il se lança :

‑ Hélas, Hilda me torture avec ses épreuves. Elle veut que je lui prouve la qualité de mes sentiments pour elle… (Il prit sa respiration.) Elle est végétarienne. Végétarienne !

‑ Mais… la voyez-vous ce soir ?

‑ Hélas, non.

‑ Alors, je vous prépare votre côte de bœuf. Elle n’en saura rien.

‑ Que si ! Elle me demandera ce que j’aurai mangé au souper, et je ne pourrai lui mentir.

Les yeux bleus de Care papillonnèrent. Compréhensive, elle acquiesça. Puis, elle tourna les talons. Timothée ne la revit pas de la soirée. Pendant qu’il grignotait une salade aussi confuse que variée, il reçut un message sur son portable. Care s’y présentait, à sa manière :

« À votre service, je suis programmée pour préserver votre santé, votre dignité, ainsi que votre paix intérieure. Je suis votre assurance sur la sérénité. Vous semblez bien vulnérable. Grâce à mes actions, votre âme sera exempte de trouble et d’agitation. À cet effet, je veillerai sans relâche à ce que vous vous sentiez comme un poisson dans son bocal. Avec moi, autour de vous, plus d’angle, plus d’aspérité. Bien sûr, j’encouragerai vos efforts pour obtenir vérité, sagesse et zénitude, pour autant que ces efforts soient désirés. Si vous voulez suer pour une cause généreuse, je serai la première à vous encourager. Je m’occuperai donc de tout dans cette maison et son jardin. J’aurai à l’œil les moindres détails. De près comme de loin, treasure, je vous protégerai, vous soignerai vous et les proches que vous aimez. »

‑ Amen, conclut le destinataire sur un ton sarcastique.

Le lendemain matin, la table du petit-déjeuner était dressée telle une corne d’abondance. Care attendait debout, à l’écart, prête à servir lait, café, jus d’orange. Sur un caprice, Timothée voulut tester sa nouvelle employée :

‑ Quand vous vous occupiez de vos plantes du futur, les avez-vous modifiées ?

Souriante, la gynoïde posa deux croissants chauds sur l’assiette de son maître. Celui-ci n’abandonna pas sa petite expérience :

‑ J’ai fait un cauchemar cette nuit. J’ai rêvé que j’avais rendez-vous avec une inconnue sur ma propre tombe.

Care ronronnait tant elle multipliait les calculs.

‑ By Jove, selon mes résultats, imaginer sa mort n’est guère recommandable pour la sérénité. L’effet psychique d’une telle scène ressemble à une blessure narcissique, ce qui entrave l’élan vital vers le mieux-être. Les portes de l’avenir doivent donner sur de la beauté, sur des promesses de bonheur.

Timothée ricanait intérieurement. Comme prévu, sa stupide gynoïde énonçait des banalités.

‑ D’un autre côté, honey, poursuivit-elle, d’un point de vue symbolique, se pencher sur sa tombe peut exprimer sa peur du changement. Dans votre rêve, n’aviez-vous pas rendez-vous sur votre tombe avec une inconnue ? Et, en réalité, n’allez-vous pas sauter de la vie de célibataire à la vie en couple ?

La conversation prenait une tournure imprévue. Le jeune échalas grimaça.

‑ Est-ce si sûr que je vais bientôt vivre en couple ?

‑ Écoutez, sweetheart, j’ai rencontré Hilda, hier soir…

‑ Quoi ? De quel droit vous…

‑ C’est une femme de caractère, au tempérament bien trempé. On peut comprendre qu’elle exige de vous quelques efforts. Des efforts sur vous-même. Hilda est une nature forte qui réclame des gages de votre attachement. Pas étonnant qu’elle veuille que vous deveniez végétarien.

‑ Mais je m’y prépare. Enfin, en gros…

‑ Seriez-vous d’accord de l’oublier ?

‑ Pour rien au monde ! Je l’aime ! Je ne peux envisager de me passer d’elle !

‑ All right, darling. Et vous, quelle preuve d’amour lui avez-vous demandée ?

‑ Que… Qu’elle m’accepte, voyons !

‑ Tel que vous êtes ?

‑ Un peu, quand même…

‑ Excellent. C’est bien ce que j’avais capté, honey. OK. Sachez que j’ai obtenu d’elle un compromis. Oh, cela n’a pas été facile. C’est une négociatrice dans l’âme. Mais au sein d’un couple solide, ne s’accorde-t-on pas mutuellement des concessions ? Donc…

‑ Donc ? s’impatientait le maître.

‑ Hilda tolérera désormais que vous mangiez de la viande deux jours par semaine, dont une fois du hamburger synthétique.

‑ Wahou ! Vous êtes géniale, Care ! Que ferais-je sans vous ?

‑ Pour fêter cet accord, je vous ai réservé, ce soir même, un restaurant gastronomique.

La nuit tombée, sur la terrasse du Paradis sur terre, Hilda, en chignon roux et Timothée, la chevelure gominée, finissaient leur tiramisu. À quelques pas de leur table, Care se rechargeait discrètement, le dos contre un séquoia géant.

Dans l’attente du café, les deux amoureux devisaient, l’esprit plus que spontané, le regard levé vers les étoiles qui diamantaient le firmament.

‑ Tu vois, là-haut, s’extasiait Timothée, Vénus nous lance un signe.

‑ On dirait que par ses clins d’œil l’univers nous invite à le dominer, sourit la ravissante jeune femme.

Sous l’arbre vénérable, Care calcula que ses amoureux avaient avalé un peu trop d’alcool.

‑ Sous les étoiles, comme on sent sa petitesse ! s’exclama le noiraud.

Sa nouvelle domestique se cabra. Le discours du maître la préoccupait.

‑ En même temps cette immensité suggère la grandeur du destin qui se déploie au-delà de l’horizon, médita la jeune femme enchantée.

Le garçon du Paradis sur terre déposa deux verres de Grappa devant monsieur et madame.

‑ Offerts par la maison.

Ils trinquèrent. Lui pointa les cieux avec sa Grappa.

‑ Dire que tout cela n’a pas toujours existé… Et qu’une nuit, tout cela disparaîtra…

Contre le séquoia, la gynoïde conclut que l’état éthylique du couple, ce n’était pas le pire. En effet, le spectacle céleste offert aux amants par ce bout d’univers cassait, dans l’esprit de monsieur l’illusion de l’éternité. Une telle déconvenue devrait être atténuée, au plus vite. Sinon, la conscience du sweetheart serait hantée par cette apocalypse anticipée. Holà, la contemplation des étoiles ! Via le satellite de son usine-mère, la gynoïde détourna un plafond de nuages, afin de recouvrir la Voie lactée.

Sur sa lancée, elle organisa un voyage de fiançailles au bord de l’océan. La promesse des flots érige des horizons nouveaux. Sur la berge, les pieds dans le sable chaud, on s’imagine en partance, on s’invente une traversée, on se réjouit de la terre inconnue, qui, dès l’accostage, fêtera le début d’une existence débarrassée de son passé, de tout traumatisme.

Une semaine plus tard, ce matin-là, Hilda se baignait déjà. Cette eau, quel délice ! Les longs cheveux roux défaits, la jeune femme se laissait bercer par les vagues salines. Timothée plongea pour la rejoindre.

‑ Ta gynoïde prend mieux soin de nous qu’une mère ou un ange gardien.

Le jeune homme suspendit son crawl.

‑ Oui, je me demande jusqu’où va sa sollicitude. Autrefois, Care optimisait des végétaux. J’espère qu’elle ne va pas nous modifier à notre insu, au nom de notre bien-être. Nous ne sommes pas des plantes, nous.

‑ Tu as raison, chéri. Il faut que tu lui parles. (Elle fit la planche.) À propos, pourrais-tu lui demander de nous préparer un bon petit plat, ce midi ?

‑ Qu’est-ce qui te ferait plaisir, mon chou ?

‑ Je mangerais bien un tartare de taureau fort épicé.


Photo by Yaroslav Shuraev

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