Assis confortablement dans son squif malgré le léger roulis passager, Ludo prend une grande bouffée d’air avant d’attraper ses avirons. Il est à peine 5h et l’aube projette un rayon blanc doré sur le sommet des Alpes.
Hormis quelques canards et poules d’eau, il n’est dérangé par personne. Le lac Léman est calme, sans une ride ; une belle journée d’été en perspective.
Cela fait maintenant plus de deux ans que l’homme s’adonne à son sport favori, été comme hiver, par tous les temps.
Les jambes tendues, le tronc gainé, les bras collés à la poitrine, le rameur propulse ses pelles dans l’eau avant de relâcher la tension. Au bout de quelques secondes à peine, le rythme est pris. Sa fluidité et sa régularité sont le fruit de plusieurs années d’un entrainement acharné. En croisant le port de Lutry à une vitesse plus que satisfaisante, il aperçoit furtivement non loin de la rive, une nageuse courageuse qui, comme tant d’autres, a cédé à la tradition du bain matinal. Le Suisse a des gènes nordiques, cela ne fait aucun doute.
Dans une heure, grisé par l’effort et la beauté de ce moment de solitude, il sacrifiera au rituel qui consiste à rentrer son bateau dans son logement avant d’aller travailler. Ludo se sait privilégié d’avoir une passion et de pouvoir l’assouvir. Son investissement de base était certes conséquent, mais avoir du matériel de qualité fait réellement la différence.
Isabelle se tient devant le practice. En attendant son professeur, elle attache ses cheveux mi-longs en queue de cheval et la cale dans l’élastique de sa visière. Elle remue ses doigts pour les détendre. Isabelle n’arrive pas à comprendre pour quelle raison, ses drives partent soudainement à droite et en rase-motte. Après deux parcours calamiteux et frustrants, elle a fait appel à Monsieur Sleiss, un professeur de golf reconnu et breveté. Comme il est très sollicité, elle a obtenu à force d’insistance, une leçon très matinale. Qu'importe, de toute façon elle doit être à 8h30 à sa place de travail.
Après l’avoir regardé taper quelques balles misérables, Monsieur Sleiss grandit le torse de son élève et la déplace de quelques centimètres sur la droite de sa balle. Le résultat est immédiat. Isabelle est ravie. Voilà un problème provisoirement résolu, car elle le sait bien, dans ce sport, rien n’est jamais définitivement résolu.
Nathan et Anne se prennent la main amoureusement. Ce séjour en Egypte était un vieux rêve. Les contingences familiales, sanitaires et surtout économiques depuis que Nathan est tombé au chômage les ont privés de ce voyage de noce tant attendu. Assis dans ce taxi rouge qui arbore une photo du Che, parce que le chauffeur le prend pour une rock star, les tourtereaux s’en vont visiter la pyramide de Kheops, accompagnés d’un guide francophone. Ils ont choisi une visite privée parce qu’ils ont renoncé à faire une croisière trop coûteuse sur le Nil.
Arrivés sur le plateau de Gizeh, ils sont instantanément assaillis par des vendeurs de rue et l’appel des chameliers, prêts à les emmener faire le tour des trois pyramides pour quelques dollars.
Quelque quarante-cinq minutes plus tard, enchantés, Nathan et Anne retirent enfin leurs casques : Le calme de la cuisine, presque vide à part le chat qui lape, n’est dérangé que par la voix du guide que l’on peut encore entendre à travers les écouteurs : « Merci d’avoir participé à l’expédition Immersive. L’expédition Immersive vous propose la visite privée des plus beaux musées du monde… ».
Nathan et Anne ont reçu ce voyage comme cadeau de la part de leurs proches. L’un des précurseurs du genre, un siècle plus tôt, était La société Emissive qui proposait déjà en 2019 des expériences d’immersion haut de gamme en réalité virtuelle et augmentée, exploitant au maximum le potentiel du storytelling.
Isabelle a réussi à terminer neuf trous dans le temps record d’une heure. Elle se débarrasse du fin câblage fixé à ses articulations et du boîtier auxquels ils sont reliés sur son épaule. Ce système original a été mis au point par le laboratoire Future Interfaces Group de l'Université Carnegie Mellon de Pittsburgh aux Etats-Unis et lui permet de ressentir le toucher avec un réalisme stupéfiant. À cause de la sévère pandémie du 21ème siècle, le toucher humain a été réduit au strict cadre familial et comme Isabelle vit seule…
Sa carte de crédit débitée du prix de la leçon virtuelle, elle sort de la pièce qu’elle a dédiée à ses loisirs et se rend à sa table de salle-à-manger. Elle allume son ordinateur. Son premier meeting par visioconférence va démarrer dans quelques minutes à peine, le temps pour elle de se saisir d’un café.
Ludo a rangé son squif dans son garage. Il remet à charger son casque. Par la fenêtre de son salon, il observe quelques instants la neige qui tombe en abondance une fois n’est pas coutume. Ses enfants lui ont offert pour son anniversaire une expérience sur le Zambèze, qu’il a programmée pour les deux jours de vacances qu’il va s’octroyer lorsque la saison de hockey sera terminée et qu’il n’aura plus à gérer la programmation de matchs sans public.
Il remonte dans son bureau et allume son portable.
Ludo, Isabelle, Nathan et Anne se demandent un court instant s’ils vont s’habiller.
picture by Bradley Hook
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