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Jack of Clubs (version française) by Nigel Roth


Un soir, comme mon père, grand fumeur devant l’éternel, fermait sa boutique de spiritueux, un homme en haillons, vêtu d'un imperméable en lambeaux tambourina sur la vitre du magasin.


Je venais de descendre pour récupérer un livre que je lisais un peu plus tôt, alors que je m’occupais de la boutique pendant que mon père travaillait à l'inventaire des réserves de bières.

Si le coup était un peu déstabilisant, le visage de l'homme qui avait frappé, ce visage marqué et ce regard aqueux, ces grosses mains bosselées et ces cheveux négligés, étaient bien pires.

J'avais douze ans à l'époque et mon père trente-six. L'alcoolique sans-abri avait soixante-cinq ans, mais paraissait beaucoup plus âgé.


Mon père consulta la pendule sur le mur derrière le comptoir et déverrouilla la porte. L'homme fit quelques pas en traînant les pieds dans le magasin, et se tint là, voûté.


Il ne parla pas vraiment et se contenta de fixer le sol, un peu chancelant, en marmonnant un très long mot, avant de tendre une main sale remplie de pièces.


Mon père alla chercher au fond du magasin une bouteille de cidre bon marché qu'il devait savoir que l'homme buvait, et à cet instant, pendant quelques secondes dans ma jeune vie, l'homme me regarda directement.


Et voilà ce que j’y vis.


C'était le 17 juillet 1933, la première fois que le monstre du Loch Ness apparut en saluant les foules, et la première fois que l'Écosse était regardée du ciel, grâce à la première femme pilote commercial de la Midland & Scottish Air Ferries.


Au sol, les Londoniens se rendaient au tout nouveau White City Stadium, aujourd'hui démoli, en utilisant le plan inédit du métro d'Henry Charles Beck.


Ils étaient là pour voir deux boxeurs en lice pour le titre de champion britannique des poids lourds.


L'un était le tenant du titre, Jack Petersen, qui s'était entraîné pendant des mois pour ce combat, affinant ses coups, développant ses muscles et renforçant son mental.


L'autre n'avait rien fait de tout cela.


Il avait passé la plupart de son temps à s'entraîner dans les pubs locaux, et à tout juste dix-neuf ans, on aurait peut-être pu lui pardonner son manque de professionnalisme lorsqu'il se hissa, un peu instable, sur le ring.


Il ne fallut que quelques instants pour que Joseph Doyle réalise qu'il ne ramènerait pas cette ceinture de champion chez lui, et que s'il ne faisait pas quelque chose assez rapidement pour mettre fin au combat, il ne se ramènerait peut-être pas non plus lui-même.


C'est ainsi que Doyle donna des coups de poing à l'aine de Peterson, jusqu'à ce qu'il soit disqualifié, et qu'il puisse se retirer au Crown and Sceptre ou au Pocket Watch ou au Queen Adelaide, ou dans n'importe quel autre bar accueillant après avoir bu la chance d'être champion.


Puis, en amont, j'ai vu une enfance difficile dans le comté de Cork, en Irlande, où les deux mètres de haut et les poings puissants de Doyle l'ont fait entrer dans la garde irlandaise et dans la boxe. Il avait mis au tapis vingt-sept de ses vingt-huit adversaires les uns après les autres. Il passa rapidement professionnel et remporta dix combats au pied levé, tous dans les premiers rounds.


Sans peur, le tueur de géants se fit appeler Jack, et Jack Doyle devint bientôt le Gorgeous Gael.


Comme si le fait d'être le boxeur poids lourd le plus médiatisé ne suffisait pas, Doyle chantait aussi magnifiquement. Il fut découvert par l’imprésario Vincent O'Brien, dont la carrière avait été scellée grâce au succès de son élève, John Francis McCormack, un chanteur irlandais, né de parents écossais devenu américain.


La "douce voix de ténor et le physique séduisant" de Doyle firent se pâmer les foules, et il fit salle comble au Palladium de Londres et au Royal de Dublin, avant d'être signé chez Decca.


Le boxeur et interprète possédait désormais deux cordes à son arc, et il se rendit au pub pour fêter ça, offrant une tournée à tout le monde. Il prit ensuite un bateau pour le nouveau monde, arrivant sous la Statue, aux États-Unis d'Amérique.


Aux USA, il boxa et chanta, et apparut même dans plusieurs films, McGlusky the Sea Rover (1934) et Navy Spy (1937), et il fréquenta la jet set comme un poisson dans l'eau, ajoutant le jeu et la séduction à son répertoire, et tous les clubs de la ville à sa liste de repaires.


En 1935, Doyle s'attaqua à un autre boxeur-acteur, Buddy Baer, qui était à un coup de poing de devenir le champion du monde des poids lourds si le manager de Baer n'avait pas temporisé après un barrage de Joseph Louis Barrow, ou simplement Joe Louis, au sixième round d'un combat pour le titre.


Il savait peut-être que Baer serait un adversaire difficile, car Doyle venait de voler la petite amie du frère de Baer, Max, et de faire de Judith Allen sa femme.


Que Baer lui en veuille ou non importait peu. La préparation de Doyle pour ce combat consistait à finir une bouteille entière de brandy avant de monter sur le ring. Il tomba au premier round "sans avoir donné un seul coup de poing".


C'était peut-être le combat, l'alcoolisme ou sa romance naissante avec la belle Maria Luisa "Movita" Castaneda, mais quoi qu'il en soit, son mariage avec Allen prit rapidement fin, et Doyle se rendit en Irlande pour épouser Movita, la star de Flying Down to Rio (1933, avec Ginger Rogers et Fred Astaire) et Mutiny on the Bounty (1935, avec Charles Laughton, Clark Gable et Franchot Tone). Ensemble, ils tournèrent glorieusement dans les music-halls et les théâtres du monde entier.


Pour terminer, je vis le combat qui changea sa vie à jamais.


C'était à Dalymount Park, à l'été 1943, devant vingt-trois mille spectateurs qui s'attendaient à une victoire facile de leur héros. Doyle était le grand favori, plus parce qu'il était connu et célèbre que parce qu'il était un boxeur confirmé.


Sur le ring monta son adversaire ; l'inconnu Chris Cole, un compagnon de combat, dont la carrière n’avait été ni suivie, ni annoncée de quelque manière que ce soit. Mais il était sobre.


En fait, Doyle se débrouilla pour arriver en retard au combat, après s'être arrêté pour prendre des rafraîchissements au bar de l'hôtel Clarence. Il était tellement ivre lorsqu'il monta sur le ring qu'il s'écroula une fois de plus au premier round, tombant encore plus lourdement cette fois.


Movita avait probablement été témoin d'assez d'exploits alcooliques de Doyle à ce moment-là, et décida que c'était le dernier glaçon qu'elle voulait voir gicler dans un gobelet. Elle fit ses valises et retourna à Hollywood pour poursuivre sa propre carrière d'actrice, tombant amoureuse et épousant Marlon Brando le misogyne à la place.


Doyle, découragé par une nouvelle défaite en combat et abandonné par sa femme, fut aussi abandonné par les amis avec qui il avait partagé ces années grisantes. Ils étaient tous déçus par un homme qu’ils avaient vu boxer, chanter, jouer la comédie et, surtout, avoir de l'argent.


Et c’est là que je vis la chute.


Un séjour à Mountjoy Jail pour avoir frappé un policier lors d'une bagarre dans un pub, et un emprisonnement et quatre mois de travaux forcés à Sligo Gaol pour avoir émis un chèque sans provision. Jack Doyle trouva des petits boulots lorsqu'il ne reçut plus de propositions de boxer ou de jouer la comédie. Il survécut grâce à une petite allocation des généreux Brandos, qui lui permettait de manger et de boire.


Il fit faillite car il avait dépensé tout son argent pour, selon ses propres termes, "des chevaux lents et des femmes rapides", et réalisa soudain qu'il n'avait pas vraiment de maison où vivre après avoir voyagé sans jamais s'installer.


Les loyers étant trop élevés pour ses maigres poches, il squatta à Londres chez des amis, s’assoupissant sur leurs canapés, s'écrasant sur leurs planchers et buvant leur alcool. Il dormait souvent à la dure dans les environs de Paddington, où mon père tenait un magasin de spiritueux qui vendait du cidre bon marché sur l'étagère du bas.


J'avais douze ans, mon père trente-six, et Jack Doyle soixante-cinq quand il m'a regardé dans les yeux et m'a montré une vie.


Le Gorgeous Gael est mort la même année, en 1978, à l'hôpital St Mary.


Photo by Cottonbro

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