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Je, je et je par Robert Yessouroun



Avec un clin d’œil à William Tenn


Anastasia laissait vaquer son regard le long de sa peinture sur miroir fixée au chevalet. Sa « toile » toujours en travaux avait été entamée plus de cinq années auparavant. À chaque jour sa retouche. Son tableau nommé « Enceinte illimitée du commencement » ne verrait jamais le dernier coup de pinceau, un peu dans le même esprit que ces anciens Égyptiens, lesquels, par superstition, n’achevaient jamais leur tombeau de leur vivant.

‑ Buvez, mademoiselle.

Campée dans son fauteuil de velours vert, elle cligna de ses yeux émeraude pour acquiescer. Elle ne pouvait alors parler. Normal, vu le traitement expérimental qui affectait ses cordes vocales. Elle sourit à Gabriel, son androïde angélique. Comme elle appréciait sa présence ! Il se donnait tant de peine pour lui redonner le pep de naguère.

‑ C’est un sérum tonique, mademoiselle.

Mais ce breuvage n’était pas tonique. Et pas davantage un sérum. Déguisé en créature céleste pour complaire à sa maîtresse, l’automate ailé mentait pour ménager la jeune trentenaire. Celle-ci était devenue si fragile, si délicate, si vulnérable. Hélas, elle s’angoissait dès la moindre sirène d’une ambulance, d’un bolide de la police, d’une grande échelle des pompiers. Hypersensible, elle fuyait les griffes du monde terminal, boudait le bout des vacances et le dernier jour de l’an, n’allumait plus aucun écran, évitait cinéma, théâtre, roman, journaux, refusait tout animal de compagnie (l’espérance de vie était tellement courte). Elle repoussait les avances du beau géologue qui campait dans les alentours (afin de sonder l’histoire du sous-sol jusqu’au carbonifère). Anastasia ne le savait que trop, les liens sentimentaux se dénouaient si facilement.

En fait, un spécialiste l’avait diagnostiquée « terminophobe ». Elle souffrait de la phobie des fins. Gabriel, son ange artificiel avait été chargé de la thérapie. Après le « sérum tonique » de l’après-midi, il enclencha de la musique d’ambiance douce, de la flûte de Bouddha. Une heure plus tard, convaincu que la boisson produisait son effet, le robot revint, muni du dispositif expédié le matin par son supérieur IA, non sans l’avoir copieusement briefé, en l’exhortant à la plus haute vigilance. Le traitement de mademoiselle n’était pas encore homologué.

‑ Et n’oubliez pas, Gabriel, que vous n’avez pas toujours fait preuve de perspicacité lors de vos dernières prises de décision.

C’était donc avec une précaution extrême que l’automate manipula l’appareil encombrant constitué de deux casques solidaires via un tube d’or. L’un d’eux recouvrait une sphère argentée, dite « malléable ». Mademoiselle Anastasia somnolait, probablement assoupie par la potion et la mélodie asiatique. Avec délicatesse, Gabriel coiffa la dense chevelure rousse avant d’appliquer le casque vacant sur la charmante tête, se défendant de lui tirer le moindre cheveu. Ce doigté le ralentissait, car les recommandations de son chef (lesquelles tournaient en boucle dans ses circuits) pesaient lourdement sur ses gestes précis. Il ne put s’empêcher de couper les capteurs des faisceaux de contrôle UV, en provenance de sa hiérarchie. Mademoiselle Anastasia ne méritait aucune erreur. Il ne voulait pas être perturbé par les moniteurs à distance qui doutaient systématiquement de l’orthodoxie de ses manipulations.

Obéissant le plus docilement possible au protocole, le robot se mit d’abord à enregistrer sur la sphère casquée la symphonie d’ondes cérébrales de sa maîtresse ; ensuite, le liquide bu par celle-ci révélant les labyrinthes d’intentions en méandre sous les méninges, l’automate copia tous ces phénomènes moléculaires sous la calotte supérieure du globe d’argent ; enfin, les intrications biochimiques en émergence des cellules gliales furent transbordées dans le noyau de la chose malléable.

Ces duplications accomplies, il libéra mademoiselle du casque. Alors qu’elle reprenait conscience avec un minois soulagé, il emporta le matériel dans le petit laboratoire attenant à la cuisine. Il disjoignit la sphère du casque pour la caler sur une espèce de saladier en cristal. Si les instructions avaient bien été respectées, dans ce bocal de Bohème devrait s’animer un peu de mademoiselle. Peut-être même sa conscience en personne, allez savoir ! Enfin, un truc de ce genre-là. Gabriel n’était pas bien sûr d’avoir tout percuté quant aux enjeux du traitement.