A la suite de l’historien Yuval Harari, nous pouvons constater deux grands glissements dans ce qui pourrait être l’histoire du libre arbitre humain.
Le premier est un glissement de Dieu vers l’homme. L’autorité décisionnelle était autrefois attribuée aux lois divines, et entretenues par les récits religieux. Avec l’arrivée du modernisme, cette autorité a migré des lois divines vers l’homme, ceci sous l’encadrement des récits libéraux. Dieu, le fascinant et terrifiant, celui sur qui étaient transférés tous les espoirs et toutes les peurs humaines, s’est vu perdre en autorité et influence, à cause de la science et de ses avancées. Ces dernières ont pu résoudre les peurs de l’homme, (à l’instar des maladies microbiennes...) et expliquer les fascinations/incompréhensions autrefois imputées à Dieu (explication du cycle de l’eau et de la provenance des pluies ; découverte des autres composantes de l’univers ; l’évolution darwinienne etc..). Cette décrépitude de l’autorité divine s’illustre notamment par les tentatives théologiques de restauration et de perduration de son mythe. Je pense notamment aux théologies naturelles anglo-saxonnes: Dieu s’est vu réinventé en Principe organisateur de l’univers selon la théologie naturelle newtonienne ; en finalité de la science selon la théologie naturelle de Robert Boyle ; ou encore, en intelligence suprême selon le mouvement de l’intelligent design porté par les Michael Denton, Michael Behe etc…[1]
De nos jours, nous assistons progressivement à un second glissement de l’autorité de l’humain vers les algorithmes liés aux Big Data. C’est un symptôme de ce que David Brooks a appelé le 4 février 2013, le dataïsme[2]. Il s’agit de cette doctrine qui perçoit l’univers et ce qui le compose, comme un ensemble de données, susceptibles d’être captés, analysées, interprétées afin de mieux comprendre le passé, le présent, et prédire l’avenir. Dans ce dataïsme se débusquent tous les éléments caractéristiques d’une religion :
La divinité est le binôme indissociable data et algorihme : sans les data, l’algorithme est aveugle, et sans l’algorithme, les data sont vaines.
Les prophètes sont les évangélistes du numérique, porteurs de récits transhumanistes et solutionnistes : la technologie solutionnera tous nos maux.
La terre sainte est la Silicon Valley, et les temples sont les géantes plateformes technologiques représentées par la G-MAFIA : Google, Microsoft, Amazon, Facebook, IBM, Apple.
Quant à nous les fidèles (milliards d’utilisateurs quotidiens) nous devenons des produits d’un système techno-libéral réductionniste. Nous sommes réduits à un ensemble chiffré et analysable par un code. C’est la phase poussée de la « sur-modernité » développée et décriée par le philosophe Marc Augé : il s’agit de la transformation de l’homme en chiffre, en numéro de passeport, en code d’immatriculation etc. Nous sommes observés et décryptés, nos faits et gestes, nos comportements, nos réactions, nos émotions et personnalités sont analysés voire calculés, les données issues sont interprétées en temps réel par des algorithmes intelligents, afin de déterminer en retour les décisions ou actions que nous devons entreprendre. C’est ainsi, que grâce à cette grande capacité de calcul et d’analyse de nos données corporelles, émotionnelles, neurologiques, politiques etc, les algorithmes sauront mieux choisir que nous nos candidats politiques, nos divertissements, nos carrières professionnelles, nos orientations académiques, nos soins de santé, nos partenaires (les « matchs » sur Tinder) , nos alimentations , les versets et enseignements bibliques qui siéraient à nos sensibilités théologiques et à nos attentes spirituelles, ou dirai-je, neurothéologiques : C’est la naissance de la dépendance totale aux Dieux Data-Algorithme.
Cette dépendance montante nous invite à définir un rapport ultracritique au techno-libéralisme. Ma position est claire. Comme le craignait Jacques Ellul, le sacré a été transféré à cette nouvelle technologie intelligente, et l’asservissement est en cours[3].
Notre rôle critique ne vise pas supprimer cette technocratie. Cela me semble utopique. Cet exercice critique a pour unique fonction de la réduire, de limiter ses aspects néfastes. Il s’agit ici par exemple, d’encourager et d’œuvrer auprès des sociétés numériques, pour le développement des algorithmes comme outils d’aide à la décision humaine, et non décideurs. Il s’agit ici d’entrer en dialogue avec les évangélistes du numérique, de proposer un contre-discours, qui met en avant les aspects néfastes de la technique, suivant le principe responsabilité de Hans Jonas : toujours privilégier dans les débats éthiques l’aspect néfaste des créations technologiques. Construire et insister sur la peur, non pas une peur qui déconseille d’agir, mais une peur qui invite à agir de manière responsable[4].
[1] Pour davantage explorer ces courants théologiques, lire : Jean-Michel MALDAME, Penser l’action de Dieu en regard des sciences modernes, Revue des sciences Philosophiques et théologiques, tome 96, pp. 57-91, 2012. [2] David BROOKS, The philosophy of data, 2013. https://www.nytimes.com/2013/02/05/opinion/brooks-the-philosophy-of-data.html [3] Jacques ELLUL, Les nouveaux possédés, 1973 (Les Mille et une nuit, 2003), p. 259. [4]Pour aller plus loin, lire : Jonas HANS, Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Le cerf, Paris, 1990. Photo ThisIsEngineering
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