L'Auberge "À l'étang du héron" par Robert Yessouroun

À ma mère qui, ado, peignait des anges sur les murs de sa chambre
La journaliste gynoïde sourit devant la caméra :
‑ Mesdames et messieurs, bonjour ! Voici enfin, en direct, votre émission préférée : 21 minutes pour comprendre. Aujourd’hui, nous abordons un cas très spécial, plutôt délicat, mais passionnant, que nos deux invités de marque vont éclairer : à ma gauche, monsieur Pouce, roboticien retraité, auteur du fameux Dictionnaire amoureux des robots, à ma droite, madame Fora, psychiatre, présidente de l’Académie de l’imaginaire et consultante au Bureau d’investigation sur la normalité.
Ravis, l’un et l’autre se déclarent enchantés de participer à ce plateau. Comme pressée, la gynoïde reprend la parole :
‑ Sans transition, je présente celui qui est impliqué dans l’affaire du jour assez scabreuse.
Un androïde bleu, trapu, en short rouge, apparaît à l’image, avec une mine de condamné.
‑ Il s’agit de Pax, un modèle high-tech de la Texas Strategic Command. Son Intelligence Artificielle affiche un QI (A) de 150.
‑ Pas mal ! admire la psychiatre.
‑ Ce n’est pas tout. Pax est équipé d’un système de ganglions synthétiques qui lui garantissent un spectre d’émotions recouvrant 80 % des réactions viscérales humaines. En même temps astreint aux lois de la robotique, il ne ferait pas de mal à une mouche. Normalement.
‑ Aah, que ferions-nous sans ces lois ? s’interroge monsieur Pouce. (Un temps. Feignant d’ignorer le sujet :) Et quelle est, ou plutôt quelle était sa mission ?
‑ Ancien gardien au Musée de l’Art abstrait, Pax a été embauché l’été dernier comme garde-bain d’un magnifique étang chauffé que traverse une rivière et dont jouissent exclusivement les clients cosmopolites de l’auberge cinq étoiles À l’étang du héron (le héron disparu depuis l’ouverture de l’établissement). L’auberge borde son bassin ainsi qu’un parc de cèdres et de séquoias centenaires. Dès son entrée en fonction, il aurait demandé au gérant : « Que dois-je garder au juste ? » Le responsable lui aurait répliqué : « Gardez tous les baigneurs contents ». (La journaliste se tourne vers la psychiatre.) Une telle réponse n’est guère étonnante. L’étang est un lieu qui n’est pas anodin, n’est-ce pas, madame Fora ?
‑ En effet, dans l’imaginaire collectif, l’étang n’est pas seulement un petit univers de détente, mais aussi un lieu de passage qui purifie, voire, en quelque sorte baptise. On vient y laver son âme, on vient y dissoudre les soucis. Dans le monde symbolique ancestral, l’étang rassemblait naguère les villageois en quête de renaissance. D’un point de vue profane, il est supposé être un espace convivial, voire un enclos de bonheur (surtout s’il est prolongé par un parc ou un jardin). Par conséquent, dans l’idéal, la tâche de son garde-bain serait de préserver la baignade sereine et la relaxation dans ce havre de paix, dans ce paradis aquatique et solaire. Le curieux, dans notre cas, c’est que, dès le début de son service, le garde-bain s’est posté sur la balançoire suspendue à un lilas, au bord de l’eau. On aurait dit un enfant qui veillait avec nonchalance sur le bien-être des usagers.
‑ Si on s’en tenait aux faits ? intervient le roboticien. Que s’est-il passé, au juste ?
Compréhensive, la gynoïde résume rapidement :