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La grossesse et le robot par Robert Yessouroun




Boo-J savait parfaitement qu’il devait se préparer à des jours difficiles. Mais l’androïde domestique ne se doutait ni de l’imminence de la surcharge logistique, ni de l’impact de cette dernière sur son fonctionnement.

Aux confins du Queensland australien, à Woomanooka Creek, un jour d’été torride, vers 14 heures, à l’intérieur de la vaste étable restaurée, flambant neuve, ultramoderne, l’automate avait revêtu la couleur rose bonbon pour récurer le four de la cuisine, dans lequel avait giclé la moussaka trop onctueuse. Madame Lili se reposait dans son atelier. Sa dernière aquarelle patientait, scotchée sur le chevalet. Elle peindrait plus tard, après la sieste. Son ventre lui pesait, si énorme.

Parfois, Boo-J distinguait des plaintes parmi les ronflements. Alors qu’il astiquait la grille du four, les processus centraux du robot grimpèrent jusqu’à la saturation. Une question qui tournait en boucle le préoccupait : sans être vivant comme lui, pouvait-on quand même « mettre au monde », pouvait-on malgré tout « façonner une conscience » ? Impossible de répondre… Ce n’était pas la première fois, ces derniers temps, qu’il se retrouvait de la sorte coincé dans une impasse logique.

Madame Lili inaugurait l’ultime mois de grossesse, laquelle n’allait pas de soi. La future mère n’avait consulté aucun gynécologue. Muette, elle avait laissé un mot comme quoi elle souhaitait un accouchement « naturel ». Son époux, monsieur Patrick participait à un colloque d’architectes à Toronto. Récemment, pliée par de violents spasmes, elle avait montré à Boo-J un passage de la Genèse biblique, quand Adam et Ève viennent de croquer le fruit de la connaissance. Dans son courroux divin, le Créateur sermonne la jeune femme nue : « Tu enfanteras dans la douleur ». à vrai dire, l’androïde domestique était mal programmé pour comprendre les tourments matriciels. Comment devait-il réagir face à eux ? L’une des lois suprêmes qui régissait ses algorithmes ne lui commandait-elle pas d’intervenir dans un tel cas ? Un être ne causait-il pas des souffrances à un autre ? Mais quel protocole adopter sans mettre le fœtus en danger ? La seule solution restait d’administrer à madame des antidouleurs qui n’affecteraient point l’évolution de la petite existence.

Un peu plus tard, debout, face au chevalet, la maîtresse de Boo-J, en bonne aquarelliste, le pinceau bleuté entre les doigts, allait retoucher son ciel. Un léger cri s’échappa de ses lèvres. Sous ses fines pantoufles, le tapis semblait bel et bien mouillé. Madame Lili perdait ses eaux.

Ni une, ni deux, trousse de secours enfoncée dans le sac à dos, Boo-J souleva madame pour l’emporter vers le véhicule aérien autonome garé à l’ombre d’une file de cactus. Hélas, l’engin refusait de décoller. Son tableau de bord clignotait de ses voyants rouges. Le bogue intégral ! Encore cette coïncidence contrariante ! pesta l’androïde. Cette fichue complication qui surgit juste au mauvais moment. Vous attendez l’appel qui décide de votre avenir, paf ! Plus de batterie dans votre téléphone !

Qu’à cela ne tienne, il fallait déraciner un plan B. Et vite ! Ses circuits prospectifs stressaient. Bonne mère, avec quoi foncer vers la maternité la plus proche ? Dans son crâne, des cliquetis pétillèrent. Eurêka ! se félicita le robot domestique : au bord de la rivière, le voisin ne possédait-il pas un ancien hydravion sur flotteurs ? Il passait son temps à bricoler sur cet engin qu’il vénérait tel un dieu.

Madame Lili à bout de bras, il débusqua, au pas de course, chez le vieux Bill. Il déposa sa maîtresse sur la première chaise à bascule. Au sous-sol, malade, le senior était calfeutré dans son Home Cinema, devant le film « The big Country ». Sur l’insistance de son visiteur, le vétéran se traîna jusqu’à sa terrasse. À la v