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La vieille dame et le robot qui bricole par Robert Yessouroun



Dans le jardin devant sa maison, mamy Macy venait de trouver le sens de sa matinée : haro sur les ronces ! Le soleil réchauffait le courage de la vieille dame… La nouvelle prothèse à la hanche droite l’autorisait enfin à rétablir l’ordre ! Bientôt une racine interminable essouffla mamy Macy. Elle dut en interrompre l’arrachage. Dos contre le platane, elle se déganta pour essuyer son front. Depuis le trottoir, sous sa capuche rousse, Billy observait cette grande jardinière mince à la longue chevelure blanche. La femme remarqua la présence de l’androïde errant. Pas difficile : les vacances avaient emporté vers le Sud la plupart des habitants du quartier. Une rumeur avait circulé dans le voisinage à propos de cet automate vagabond. Son propriétaire, un concepteur de jeux vidéo, aurait disparu sans laisser ni adresse ni consignes. Ainsi, en ce printemps, depuis des semaines, ce robot des rues traînait, zonait sans rien demander à personne, sauf :

‑ Permettez que je me recharge chez vous, madame ?

Mamy Macy acquiesça. Elle en avait pitié. Avoir de la compassion pour une machine, c’était quand même bizarre. Au moment même où il ressortit, son plein de batterie accompli, il surprit la dame crispée qui, malgré ses gants épais, ne parvenait toujours pas à hisser la ronce hors de son sol.

‑ Un coup de main, madame ?

Elle sursauta. Il lui avait fait peur.

‑ Quoi ? Tu crois qu’à mon âge, on ne peut plus se débarrasser toute seule des mauvaises herbes ?

‑ La ronce, ce n’est pas une herbe.

‑ Allez, va, passe ton chemin.

Le robot s’éloignait lentement. Elle se mit à bêcher avec rage, afin d’extirper cette peste épineuse, mais, saisie d’un vertige sévère, elle vacilla, se laissant fléchir sur le lopin de terre.

‑ Tout va bien, madame ? la héla l’androïde en capuchon.

Après l’avoir remise sur pieds, il l’installa dans le rockingchair de la cuisine. Alors qu’il préparait du thé, il fut gêné par le clignotement de l’un des néons du plafond. Enfin, il lui tendit un bol fumant.

‑ Merci pour ta bienveillance. Quel est ton nom ?

‑ Mon maître m’appelait Billy.

‑ Ton maître te manque, hein ?

‑ Non, madame. Son tempérament impulsif multipliait les contre-ordres. Je m’épuisais en nouveaux calculs…

‑ Mais sans lui, tes logiciels tournent à vide, non ?

‑ Je manque de directives, en effet.

Le robinet de l’évier n’en finissait pas de gouter.

‑ Pourquoi te promènes-tu souvent dans ce quartier ?

‑ La mère de monsieur résidait deux rues plus loin.

‑ Ah ? Et tu espères le retrouver malgré son sale caractère ?

‑ Je suis conçu pour être fidèle, madame.

‑ Beau programme…

‑ Vous vivez seule ici ?

Son regard las se posa vers le buffet, sur la photo de son mari.

‑ Mes enfants et petits-enfants doivent camper non loin de la mer.

Soudain, l’extrémité d’une étagère lâcha. Sur la planche inclinée glissèrent les condiments et la boîte de thé.

‑ Excusez ma cuisine un peu délabrée. À mon âge, corps et demeure assortissent leurs petites défaillances.

‑ Il vous faut un docteur et un bricoleur, madame.

‑ Le toubib, je l’ai déjà.

Elle se glissa dans une cabine cristalline cylindrique à côté du frigo. Des rayons d’azur qui parlaient la balayèrent. La voix dressa un diagnostic instantané des faiblesses physiques de la patiente. Celle-ci sortit de la cabine pour puiser un médicament dans l’armoire de la pharmacie.

‑ Et voilà, Billy !

L’androïde caressait le verre fendu de la photo de monsieur. Alors qu’elle regagnait sa chaise à bascule, mamy Macy découvrit que l’étagère avait été réparée.

‑ Génial ! s’exclama-t-elle. Veux-tu devenir mon bricoleur ?

Long silence. Elle poursuivit :

‑ En échange de tes services, je t’offre un toit. Un toit dont il te faudra inspecter les tuiles, bien sûr.

Les jours qui suivirent, Billy changea la plomberie de la cuisine, remplaça les anciennes sources d’éclairage par de plus performantes, au point que mamy Macy portait des lunettes noires quand elle rentrait de son jardin. L’androïde renouvela le carrelage et le parquet, colmata un trou de souris, évacua un nid de guêpes, huila les portes qui grinçaient comme des fantômes aigris, déboucha la baignoire, renforça plusieurs marches de l’escalier, rétablit l’étanchéité de la toiture. La photo de monsieur se contemplait désormais sans fêlure…

Bref, pas un soir ne tombait sans qu’il eût corrigé tel ou tel défaut dans le sweet home de madame.

De son côté, la vieille dame consultait de moins en moins souvent sa cabine aux rayons d’azur. Les ordonnances médicales s’espaçaient, se raréfiaient. Mamy Macy n’était plus hantée par les petites misères.

Un matin, la propriétaire fut surprise par le vide dans sa maison. Billy ne répondait plus. Son robot bricoleur s’était volatilisé… Elle le chercha partout dans les alentours. Bredouille, elle se résolut à l’attendre dans son jardin. Elle scrutait en alternance chaque bout de la rue. En vain.

Peu à peu, la solitude se mit à lui peser. À la cuisine, impossible d’utiliser les couverts : le tiroir s’était irrémédiablement bloqué. Dans le mur de sa chambre se dessinèrent des fissures. Au salon, une fenêtre refusait de se fermer. La maison semblait céder à tous les chagrins. La vieille dame fatiguait à nouveau facilement. Ses courbatures se ravivèrent. Sa cabine lui prescrivait beaucoup de pilules, la plupart peu efficaces. Elle se voyait déjà croupir dans un home pour grabataire. Bon sang, où donc était Billy ? Pourquoi l’avait-il quittée, sans dire au revoir ?

Un dimanche soir pluvieux, l’androïde encapuchonné réapparut sur le seuil de la cuisine. Sa posture corporelle signalait une gêne certaine. Il décoinça le tiroir des couteaux et fourchettes, mais resta discret sur les raisons de son absence. Le lendemain, il cimenta les fissures de la chambre, réajusta la fenêtre du salon, assista madame dans la plantation des bambous pour la protéger du vis-à-vis.

Ravie, mamy Macy ne savait comment remercier Billy. Son logis redevenait vivant, guérissait de nouveau de tous ses maux. À l’image de sa maison qui gagnait en solidité, sa santé s’endurcissait. La vieille femme se sentait habitée par une vigueur insoupçonnée. Quel miracle !

‑ On ne fait pas du neuf avec du vieux, mais avec du vieux, on peut faire des merveilles, dit l’androïde.

Les voisins revenaient bronzés de leurs vacances. Débordant de pétulance, Mamy Macy apporta une salade grecque de son jardin à la famille de la villa d’à côté.

‑ Pourquoi es-tu parti, Billy ? lui demanda-t-elle, en repérant une nouvelle ronce.

L’androïde tarda à répondre. Il triturait la serrure électronique du portail.

‑ Fidélité oblige. Des données erronées m’ont fait croire que j’allais retrouver mon maître. Mais rassurez-vous. Loin de moi le projet de vous abandonner pour de bon.

‑ Avec la venue des beaux jours, ta présence me requinque. Je ne sais quelle énergie me gonfle comme un aérostat. Demain, je nettoie les vitres de la maison.

‑ Mais… je peux assumer cette tâche moi-même, madame.

‑ Non, non, j’ai trop d’énergie, te dis-je. Regarde-moi !

Elle arracha d’un coup la tige épineuse. Oui, décidément une force colossale la dominait. Fini, les tours de reins, bonjour la souplesse. Elle évoluait avec la grâce d’un petit rat de l’opéra.

‑ Que vous arrive-t-il, madame ? s’enquit Billy tout en revissant la serrure de l’entrée.

‑ Autrefois, selon la légende, les vieux rois dont la santé déclinait consternaient tous les sujets du monarque. Ces derniers confondaient l’état de leur roi avec celui de leur royaume. Alors, l’entourage royal imagina une solution peu orthodoxe. Il contraignit Sa Majesté à dormir entre deux superbes vierges. De telles nuits ne tardaient pas à lui restituer quelque vitalité. (Elle prit sa respiration.) Moi, je ne règne pas sur une nation, je ne suis qu’une vieille retraitée. Pour me revivifier, je me contente de tes bricolages. Chacun de tes travaux me soulage, efface une inquiétude. Tu décourages la décrépitude de ma demeure. Et ça me donne du pep !

‑ Vous voulez dire que mon bricolage vous pousse vers la jeunesse ?

‑ Tu fais rajeunir ma maison, Billy. Et si ça me déteignait dessus ?

Photo by Cottonbro

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