Dehors, le vent froid de l’Oklahoma ballotait les décorations de Noël du petit village de Medford. Dans l’urgence, toute la famille Goodwin était rassemblée autour de la table ronde de la salle à manger. Le chien gémissait, couché sur une laine.
‑ Il va falloir nous montrer courageux, déclara le père, après un long soupir.
Ni les trois enfants, ni les grands-parents (du côté de la mère) n’osaient prendre la parole, tant l’ambiance était lourde et sévère. Comme son mari, l’épouse avait obtenu un congé exceptionnel, vu la gravité de l’épreuve. Après une respiration difficile, elle finit par annoncer :
‑ Nous avons une mauvaise nouvelle. Une très mauvaise nouvelle.
Long silence. Regards latéraux furtifs…
‑ Quelle tuile, encore ? maugréa le grand-père.
‑ Il est où, Robur ? lança Nancy, l’aînée, sans réfléchir.
‑ Justement, ma chérie, lui répondit la mère, notre robot domestique…
‑ Il s’est fait la malle ? railla le papy.
‑ Il n’est pas en panne, tout de même ? s’inquiéta la mamy.
Trop contrarié, le père trancha :
‑ Notre androïde multitâche n’est plus parmi nous.
Les « Quoi ? » rivalisèrent avec les « C‘est pas vrai ! »
‑ On l’a kidnappé ? demanda Ted, le jumeau de 10 ans.
‑ Mon frangin l’a fait fuir ? supposa Diana, sa jumelle.
‑ Et le contrat ? s’exclama le grand-père en tapant du poing contre la table.
La mère se pinça les lèvres.
‑ On ne sait pas ce qu’il est devenu, sauf que…
‑ Sauf qu’il nous a laissé un message laconique, acheva le père.
‑ Un message conique ? crut répéter Ted.
La mère lut sur son portable : « Désolé. En mode sollicitude. Adieu. »
‑ Adieu ! Donc, il s’est bel et bien fait la malle ! pesta le papy.
‑ Ça veut dire quoi, « en mode sollicitude » ? s’interrogea l’aînée.
Le chien geignit.
‑ Je ne sais pas, ma chérie.
‑ Et la police ? suggéra la mamy.
‑ La police n’a pas le temps de chercher des robots dans l’Oklahoma, déplora le père.
‑ Selon le shérif, en un mois, ce serait le quatrième qui disparaît dans le comté, compléta la mère.
‑ Et un détective privé ? proposa le papy.
‑ Ça coûte les yeux de la tête et sans garantie de résultats. Les IA des androïdes domestiques sont dotées de programmes de protections très sophistiqués. Robur pourrait facilement laisser derrière lui de fausses pistes.
‑ Organiser une battue avec les voisins ? envisagea Nancy, tout ingénue.
‑ Pas sûr que Robur soit encore dans le secteur, ma chérie, regretta la mère.
Le chien aboya. Les deux jumeaux échangèrent des gestes complices, comme s’ils étaient heureux d’être débarrassés d’une présence encombrante.
‑ Pas de cachoteries, Ted et Diana ! gronda le père. Il faut nous unir, nous adapter aux circonstances, nous répartir les tâches assumées par Robur.
Aussitôt, les questions fusèrent autour de la table ronde : qui va nettoyer la maison ? les vêtements ? la vaisselle ? Qui va préparer les repas ? Qui va prévoir les menus ? Qui va trier les ordures ? Qui va s’occuper des jumeaux ? des grands-parents ? Qui va sortir le chien ? Qui va décorer le sapin de Noël ?
‑ Et qui va faire couler mon bain ? s’inquiéta Nancy, toujours aussi impulsive, du haut de son adolescence.
Après de laborieuses palabres, ils réussirent à organiser un tournus, à l’aide d’un tableau électronique animé. Personne n’était content. Le chien grognait. Toute la famille Goodwin plongeait en mode survie. Seuls, les jumeaux ne pouvaient trop se plaindre : ils avaient obtenu de n’en faire qu’à leur tête, car personne dans le sweet home n’aurait le temps de les surveiller, même les grands parents bientôt surmenés de charges ménagères.
Au bout d’une semaine, chacun paraissait épuisé, débordé par le surcroît de corvées. Les Goodwin n’avait désormais que peu de temps pour les loisirs, et, le soir, sur les genoux, ils n’avaient pas vraiment l’envie de se récréer, de se divertir. Les grands-parents furent les premiers à manquer leur tour. La mamy ratait trop ses repassages, le papy cassait beaucoup de verres, de tasses et d’assiettes. Leur dos voûté les dissuadait de l’usage de la serpillère. Quant aux jumeaux, il ne fallait pas sérieusement compter sur eux. Ils rivalisaient de malices pour éviter les petites besognes. Nancy, elle, n’avait jamais pris autant de bains… Bref, le père et la mère étaient exténués peu après chaque retour du travail. Il fallait trouver une solution à cette surcharge. Mais laquelle ? Leurs trop nombreux emprunts ne leur permettaient pas d’acheter à crédit un nouveau robot. L’assurance de Robur refusait tout dédommagement, sous le prétexte que leur androïde domestique allait sûrement revenir. Or, rien n’était moins sûr. Tout le monde dans le voisinage plaignait les Goodwin. Mais personne ne pouvait remplacer Robur.
Cet après-midi-là, les commandes par Internet boguaient. Et pas qu’un peu. Sur les réseaux sociaux courait la rumeur d’un piratage russe. Il fallait donc se rendre sur place, dans un de ces rares lieux d’approvisionnement. Pas de chance : ce mardi, la superette du village voisin était fermée pour inventaire. En conséquence, le père s’aventura jusqu’au village suivant, mais n’y trouva aucun magasin d’alimentation. Il poursuivit sa route et finit par tomber sur une épicerie à la devanture désuète. Son instinct l’avertit qu’il n’allait pas pouvoir acheter grand-chose dans cette échoppe ancestrale, sinon des boîtes de conserve ou des sachets de soupe lyophilisée. La tenancière se berçait sur un rocking-chair. Elle était vieille et peu loquace.
‑ Vous avez des congelés ? s’informa le seul client derrière son caddie rouillé.
‑ Ouaip. Au fond, à droite.
L’épicerie s’avéra mieux achalandée qu’il ne l’avait imaginé. Il y dénicha même des fruits et des légumes frais. Quand il arriva devant la caisse, son chariot était saturé.
‑ Une panne sur le Net, hein ? commenta la vieille épicière.
‑ Un piratage, dit-on.
‑ Vous payez cash, n’est-ce pas ?
‑ Heu… Non. Je n’ai sur moi que ma carte bancaire.
‑ Mmh… Fâcheux, ça ! Il faut que j’appelle mon aide.
Elle cria dans son portable. Un androïde ne tarda pas à apparaître dans l’embrasure de la porte du fond.
‑ Hé ! Monsieur Goodwin ! Quelle surprise !
‑ Vous vous connaissez ? grinça la propriétaire du magasin.
‑ Bon Dieu, qu’est-ce que tu fiches ici, Robur ? s’énerva son ancien maître.
‑ Je dorlote monsieur et madame. Surtout monsieur. Il est alité, depuis son AVC. Il ne peut compter que sur sa femme, bien avancée en âge, qui peine à se déplacer avec ses rhumatismes.
‑ Ben oui, mais… et nous ? Tu nous as fait faux bond, tu nous as abandonnés comme une vieille chaussette.
‑ Merci pour la vieille chaussette, commenta la senior.
Robur se justifia sur un ton débonnaire :
‑ Ici, c’est le village de la chorale des jumeaux, vous savez. Le mois dernier, pendant qu’ils répétaient, je suis venu dans cette épicerie pour leur acheter une petite friandise. Quand j’ai appris les malheurs de madame, je suis passé en mode sollicitude, monsieur Goodwin. Je n’ai pas eu le choix. Mes algorithmes comprennent un processeur qui déverrouille en moi le lien de propriété, dès lors que je rencontre un humain qui est plus dans le besoin que mon maître et qui requiert des soins constants et une attention soutenue prioritaire. C’est la caractéristique de mon modèle, monsieur Goodwin. Un modèle conçu par le fondateur des « informaticiens sans bornes ». Cette spécificité explique aussi pourquoi je suis si bon marché.
Photo par Caio
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