« Toute représentation de Dieu n’est radicalement pas Dieu ». Eckhart Tolle
L’ordre social établi s’est longtemps fondé sur une justification morale lui conférant une dimension sacrée pour ceux qu’il régit. Cette justification trouvait sa source dans la religion. Avec les monarchies de droit divin, l’ordre socio-politique reposait sur des fondements théologiques. Un ordre politique peut-il se passer d’une religion ? Les révolutionnaires du 18e siècle ne le croyaient pas. Ils ne pensaient pas que les humains puissent respecter un serment qu’ils ne tenaient pas pour sacré, ni qu’une nation puisse fonder une société sans se référer à une religion commune. L’Occident a connu les premières sociétés sans référence divine. Est-ce viable ? Face à un retour du religieux, avec certaines figures politiques au plus haut échelon des États comme porte-étendard, des voix s’élèvent.
« Soyez des athées spirituels ! »
« Faites preuve de morale, d’éthique et d’humanité, mais soyez laïques. »
Voici la tendance prêchée par la « philosophie » d’aujourd’hui sous la plume d’André Comte-Sponville dans L’Esprit de l’athéisme, Introduction à une spiritualité sans Dieu et celle de Michel Onfray dans son Traité d’athéologie. Les guillemets ne se veulent pas péjoratifs, mais un peu dubitatifs, pour l’instant du moins. A ce stade, les doutes portent sur le concept, celui de Dieu, auquel ils se réfèrent, mais aussi sur le contenu, car aucun des deux philosophes ne semble à même d’en donner un à cette spiritualité athée, dont ils caressent le projet pour notre société.
L’athéisme devrait être la valeur d’avenir, mais Michel Onfray l’admet lui-même, « le travail reste à faire » pour y associer une spiritualité. Selon les thèses d’Onfray et Comte-Sponville, les religions n’ont pas le monopole de la morale. On peut être athée et tolérant. La foi n’est pas, non plus, l’essence de notre vie sociale. Enfin, l’humaniste, libéré du regard de Dieu, peut décider en conscience d’être moral. Pour Comte-Sponville, la sagesse moderne consisterait donc à élaborer une métaphysique matérialiste, une éthique humaniste et une spiritualité sans Dieu. Onfray, quant à lui, condamne, sans nuances ni concessions, les trois religions monothéistes dont il souligne la face obscure et les contradictions de leurs textes fondateurs. Être athée est un acte militant. C’est la raison qui triomphe de l’obscurantisme religieux.
Ce projet athée va donc bien au-delà de l’épreuve des faits aujourd’hui, qui dévoile le développement d’une foi individuelle, d’un lien direct et personnel à Dieu, mettant à mal les institutions religieuses qui revendiquent un pouvoir exclusif de représentation de Dieu sur terre. Pourtant, si les institutions ont perdu en domination sur la pensée de chacun, le sentiment religieux ne semble pas disparaître pour autant. Mais la pensée athée n’en veut pas. Une spiritualité, oui, religieuse non ! L’athéisme est une science de déconstruction du religieux. C’est la laïcité comme fondement de la société.
Laïcité, morale et spiritualité devraient être les trois piliers de cette société à venir, dans laquelle toute référence à Dieu devrait être fermement bannie. Onfray rejette en bloc l’héritage judéo-chrétien. Comte-Sponville l’inclut, tout en affirmant qu’on peut le vivre sans référence à Dieu. Serait-ce à dire qu’il faut, comme en psychanalyse, symboliquement tuer Dieu le Père pour grandir et élever sa conscience ?
Déconstruire Dieu pour créer une spiritualité moderne.
Pourquoi celle-ci devrait-elle renier plusieurs millénaires d’histoire de l’humanité sur terre pour trouver son avènement ?
Pourquoi faudrait-il reléguer aux rangs des dupes de l’humanité tous ceux qui suivent, par choix conscient, le chemin de la foi religieuse au motif que Dieu serait obsolescent ?
A ses débuts, l’humanité voyait dans chaque force de la nature et force cosmique un esprit, un dieu agissant, parfois mauvais, parfois bon, mais pas sans raison. Les rituels mis en place pour honorer et implorer ces dieux servaient un objectif principal, celui d’harmoniser les rapports entre les humains et les forces qui les entouraient. Les anciens pensaient qu’ils s’inscrivaient dans un Tout et que leurs actions avaient des conséquences sur les autres éléments de ce Tout. Si l’harmonie était rompue, cela se traduisait concrètement en malheurs, pénuries ou cataclysmes. Vision naïve de la nature et du cosmos ou sagesse ancestrale dans cette recherche d’harmonie ? Tout est question de regard, mais, à tout le moins, on peut y voir une forme de sagesse qui conduisit les humains à s’interroger sur leurs actions, bonnes ou mauvaises, et à construire les fondements d’une morale. De surcroît, en se reliant aux esprits invisibles, aux dieux agissant derrière les forces naturelles et cosmiques, ils vivaient une dimension transcendante d’eux-mêmes.
D’un vécu somme toute assez concret, le rapport à la déité s’est transformé. Il s’est intellectualisé. Avec l’avènement du monothéisme, Dieu est devenu un concept, celui du Créateur à l’origine de toute vie et toute chose et celui auprès duquel on doit gagner sa place après la mort. Ce concept s’est développé avec les grandes religions, au fur et à mesure que l’on a tenté de répondre aux interrogations sur le sens de notre existence terrestre et la vie avant la naissance et après la mort. Plus on a conceptualisé Dieu, plus on l’a extériorisé. Il est devenu une figure hors de nous, en quelque sorte étrangère à nous.
Que veut-on abattre quand l’on veut déconstruire le religieux, Dieu ou le concept ? Car, au-delà du concept théorique des religions, forcément imparfait, forcément incomplet, forcément limité, forcément humain, n’est-ce pas à cet espace intime, où l’être humain vit sa transcendance, par définition insaisissable, indéfinissable et innommable, que notre rapport à Dieu se réfère ? Reconnaître la possibilité d’une spiritualité, c’est reconnaître la vie de l’âme. La difficulté, c’est de mettre des mots sur celle-ci. La spiritualité se vit, plus qu’elle ne se définit, car elle ne peut être réduite au raisonnement ni au langage. La vie spirituelle, c’est notre clef d’accès à un espace de nous qu’aucune technologie au monde n’est parvenue à détecter et observer. C’est un espace immatériel, qui reste un mystère pour notre esprit, aussi intelligent soit-il. Une spiritualité personnelle, hors des normes religieuses institutionnelles, est évidemment possible. Une spiritualité indépendante du Dieu conceptualisé par les grandes religions est évidemment possible. Une spiritualité sans « Dieu », c’est-à-dire sans transcendance, sans le désir d’élever son vol au-delà de l’expérience visible, sensible et intellectuelle, est-ce encore une spiritualité ?
La pensée occidentale est parvenue à effacer de l’humain toutes références autres qu’au corps et à l’esprit, qu’il faut comprendre comme notre outil intellectuel par opposition à la matière du corps. Les capacités de l’esprit ont été couronnées de la fierté d’avoir conquis la matière. Du coup, les occidentaux ont rejeté l’idée de l’âme, considérée désormais comme un résidu de l’obscurantisme religieux. Ce projet athée, que les deux philosophes prénommés présentent comme un indispensable progrès de société, semble, à première vue du moins, s’apparenter à ce mouvement, qui veut définitivement exclure de notre pensée toute forme de référence à une dimension divine ou sacrée, et contribuer à parfaire cette tendance déjà largement inscrite dans la conception de l’humain véhiculée par le monde des technologies actuelles. L’ajout de la spiritualité à la laïcité et la morale pourrait bien relever du vœu pieux dans un tel contexte.
photo by Ian Beckley
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