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Le robot dans la bijouterie par Robert Yessouroun



Pour Jill


Dans la vieille ville de Genève, l’employée de la bijouterie « L’iris de la joaillière » semblait des plus empruntées. Bon, soit, elle s’exécuta, mais non sans réticence. Elle retira donc l’écrin rouge de l’armoire vitrée.

Hors de son présentoir, le collier de tourmaline fut analysé avec minutie par les capteurs de la gynoïde[1] : la ciselure de ses attaches en or était exempte de ratés, la noirceur de ses cristaux, dense et profonde ; le fermoir irréprochable ; la légèreté de l’ensemble, un atout indéniable ; en plus, la tourmaline était connue pour résister aux acides et pour se polariser électriquement. Perfectionniste (comme il se devait), l’automate voulut encore s’assurer d’un détail :

‑ Ce collier s’accorde-t-il avec les tuniques rouges ?

‑ Cela va de soi.

‑ Combien, ce bijou ?

‑ Heu… (Elle lit l’étiquette.) 10'000.

‑ C’est cher.

‑ Le prix de la qualité, mad… (Elle se corrigea :) ma chère gynoïde.

‑ Je suis donc chère, moi aussi ?

‑ Non, je… (Décontenancée par le jeu de mots.) Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.

‑ Revenons à ce collier de tourmaline. Allons, à 5'000, on n’en parle plus !

‑ Quoi ? Vous n’allez pas négocier, tout de même ! Regardez où vous êtes !

Pour couper court, l’automate demanda d’examiner les boucles d’oreilles d’un bleu azur, exposées dans la vitrine.

Ses articulations digitales artificielles les soupesèrent.

‑ Un peu lourdes, non ?

‑ Normal, c’est de la Célestine.

‑ Voilé, le cristal brille à peine.

‑ Normal, c’est de la Célestine.

‑ Et le prix, aussi céleste ?

Ce nouveau calembour robotisé déconcerta fort la marchande. Cette fois, elle crispa carrément, par manque d’habitude de traiter avec une vulgaire machine. En fait, c’était la première fois de sa vie qu’elle accueillait une gynoïde dans son magasin de luxe. Par conscience professionnelle, toutefois, elle tenta de se rattraper :

‑ Vous cherchez un bijou pour qui ? Pas pour vous, j’imagine.

La gynoïde se pencha sur un bracelet de saphir qu’elle éclaira, par sa diode majeure, d’un faisceau ultra-lumineux.

‑ C’est pour ma propriétaire. Un cadeau-surprise, histoire de fêter mes dix années de fidèles services.

‑ Du pur corindon, ces cristaux. Nous avons le même modèle en rouge grenat.

‑ Des rubis, donc ? Pourquoi pas ? Puis-je les étudier ?

Docile, même si l’expression « étudier » la faisait grimacer, elle monta sur l’échelle afin de saisir, au sommet de l’étagère murale, un étui de velours noir.

‑ Ce bracelet-ci est particulièrement somptueux. Le même est porté par la duchesse de Cornouaille.

‑ Somptueux ? Vous voulez dire « très pur » ? (La gynoïde tritura le bracelet.) Ces rubis dégagent-ils pour les humains de l’énergie positive ou des ondes qui rendent zens ?

‑ Heu… ça dépend… chaque personne est différente et je…

La gynoïde n’écouta pas la suite de cette réponse inutilisable. Ses capteurs visuels zoomaient au maximum sur les pierres du bracelet.

‑ Il n’y a pas un bogue dans ce cristal-ci ?

Un brin agacée, mais avec patience, la vendeuse considéra le prisme incriminé.

‑ Que non, que non, c’est naturel, juste une petite inclusion.

‑ Et ça en réduit le prix ?

Décidément, ce robot femelle avait le chic de rebuter la jeune femme ! Et, de guerre lasse :

‑ Pour nous faciliter la vie, de quelle somme disposez-vous ?

La gynoïde n’avait pas trop envie de répondre à cette question. Elle ne souhaitait pas se voir limitée quand elle furetait…

Subitement, l’arrivée ostentatoire d’une dame élégante en robe de soirée ne manqua pas de distraire la détaillante qui se précipita, illico presto, au service de cette cliente débordant de classe. À chaque article de brillants, la femme distinguée s’exclamait, admirative : superbe ! sublime ! quel trésor ! quelle merveille ! Parfois, sans façon, elle se limitait à : oh ! (suivi de mon Dieu !).

Sans tergiverser, elle acheta un lot de trois bijoux assortis par leur verdeur, une broche, un pendentif et un diadème. Elle paya rubis sur l’ongle.

De nouveau seule avec la vendeuse, la gynoïde épluchait le problème. De quoi, au juste, cette cliente s’était-elle émerveillée ?

‑ De la beauté, répliqua la commerçante.

‑ S’émerveiller de la beauté… Je ne dispose pas de cette fonction, semblait regretter l’automate qui conclut par ces calculs : les gemmes obéissent à l’ordre géométrique ; j’aime tout ordre, j’aime donc tout gemme. Mais sans plus. Dommage, peut-être.

Un peu plus tard, sur le comptoir de la bijouterie s’amoncelait une myriade de pierreries. Au grand dam de la jeune femme, ce visiteur synthétique repassait en revue tous les bijoux qu’elle avait dû exhumer des tiroirs.

‑ Ils doivent tous être « de toute beauté ». Ils doivent tous avoir un défaut, une « petite laideur » cachée. Comme choisir est difficile !

‑ Mais nécessaire, ajouta la vendeuse.

‑ Allez, paf, je prends celui-ci, dit brusquement la gynoïde en désignant le joyau d’émeraudes.

Soulagée, l’employée de la boutique salua cet achat de manière commerciale :

‑ Excellent choix ! Votre propriétaire sera ravie ! Vous payez par carte ?

‑ Par monnaie virtuelle. Voilà, c’est déjà payé. Vous pouvez vérifier.

Elle vérifia, esquissa comme un sourire gêné, puis, quand même étonnée par la rapidité de ce qui ressemblait à un coup de tête, elle ne put résister à la question qui la titillait :

‑ Pardonnez ma curiosité, mais qu’est-ce qui vous a fait pencher si fort pour ce bel objet ?

‑ Très simple. J’ai éliminé les critères usuels : poids, matière, couleur, brillance, arrangement, propriétés physiques.

Elle toussa, visiblement troublée.

‑ Et… ?

‑ Et, automatisme de casino, j’ai parié. J’ai parié que c’était le meilleur. Au hasard, j’ai tout misé sur cette parure.

‑ Parure d’une teinte pareille à celle de la joaillerie emportée par la dame raffinée, remarqua-t-elle, d’une mine hagarde.

‑ En effet, concéda la gynoïde.

Animée d’une bouffée intuitive, la jeune femme songea que même chez les robots les désirs mimétisaient les désirs des autres…

[1] Féminin d’androïde.


Photo by Olive Tatiane

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