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Le visage du cerbère par Sylvaine Perret-Gentil



Le moment arriverait.

Quand exactement, Jorj l’ignorait, mais c’était inéluctable.

Tout est allé plus vite que prévu, comme toujours dans le domaine des technologies modernes. Tout est allé trop vite. Personne n’a vraiment vu venir la faille qui a divisé l’humanité. Comme précédemment, nous n’avions pas vu venir ce basculement, dont l’avènement a été accéléré par la première épidémie mondiale. Ce basculement déjà irréversible, lorsque nous avons vraiment réalisé que les géants de la technologie avaient pris le contrôle sur nous. GAFAM, le Cerbère à cinq têtes avait étendu ses pouvoirs sur toute la planète.

Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft nous tiennent, tantôt par les crocs, tantôt le nez collé à nos fesses, comme un chien renifle un autre chien. Achats, centres d’intérêts, santé, profession, habitudes alimentaires, préférences politiques, loisirs, jeux, dépendances et faiblesses diverses, le Cerbère flaire, s’approprie et exploite chaque trace que nous laissons sur le web. C’est quand il s’est extraordinairement enrichi, alors que la majeure partie de la planète s’appauvrissait, c’est quand il a profité des lacunes de nos législations en pratiquant une censure autocratique des opinions sur les réseaux qu’il détient que nous avons pris conscience du phénomène. Il était trop tard. Trop tard pour revenir en arrière et amortir le coup. Trop tard pour faire autrement.

Il en est de même aujourd’hui. Trop tard pour empêcher la scission. Elle est consommée.

Une décennie après l’épidémie, Jorj a rejoint la cohorte des « exilés ». Celles et ceux qui, non seulement, font le choix de ne plus s’aliéner à l’emprise de Cerbère, qui a encore étendu sa domination avec la réalité augmentée, mais aussi celui de marquer un temps d’arrêt face à la frénésie et aux risques de dérives du sectarisme technologique. L’échec des tentatives de mises en place de systèmes réduisant cette emprise l’avait convaincu qu’il fallait faire ce choix. Face à la puissance du web et des contrôles commerciaux, gouvernementaux et mafieux qu’il a rendu possibles sur les populations, face à l’impuissance individuelle d’échapper aux crocs et aux nez de Cerbère, la décision ne pouvait être que radicale. Il fallait renoncer à internet, sous sa forme infernale, et aux outils qui avaient envahi nos quotidiens depuis un demi-siècle. Renoncer pour se donner du temps. Le temps nécessaire pour réfléchir, débattre et définir ce que nous voulons face à un usage des technologies qui sert surtout des intérêts non citoyens et face aux prophéties de réinventer l’humain grâce à elles.

Pourquoi cette nécessité s’est-elle imposée chez certains ? Pourquoi Jorj est-il venu grossir les rangs de cette cohorte encore dispersée et désorganisée ? Pour la première fois dans l’évolution humaine, le rapport d’équilibre en l’humain et la technique tourne en notre défaveur. Depuis la préhistoire, on constate une coévolution entre nous et nos techniques. Nous les avons inventées autant qu’elles nous ont inventés en nous obligeant à inscrire notre évolution dans une dynamique toujours plus complexe. Nous avons été à la fois créateurs et sujets. Nous avons modifié notre environnement, qui lui-même nous a modifié. Ce qui choque depuis l’invention des technologies de l’information, c’est la vitesse à laquelle le changement s’opère, au point qu’il dépasse notre capacité d’absorption. Le temps est, pour ainsi dire, explosé et nous sommes sidérés à l’annonce des possibilités exponentielles des technologies d’aujourd’hui, qui nous laissent sans voix et sans réaction ! Ce qui frappe aussi, c’est le constat que l’autonomie croissante de la machine nous exclut de plus en plus de la technique qui fonctionne toute seule et communique sans nous.

La technique nous échappe, avec un corollaire, l’appauvrissement inexorable du langage, spécificité humaine s’il en est, mais trop complexe et inadaptée au monde des machines. La nécessité imposée par les technologies actuelles de simplifier le langage, voire de l’abolir, est telle que certaines recherches portent maintenant sur des dispositifs de communication par ondes électromagnétiques. Les technologies nous réduisent. En réduisant notre langage, elles réduisent nos pensées. Elles nous abêtissent en nous assignant à un état d’utilisateurs passifs, tantôt d’un serveur vocal, tantôt d’un traitement de texte dont les initiatives dépassent nos attentes, tantôt d’un véhicule autonome dans lequel nous n’avons plus de rôle à jouer. Les nouvelles technologies sont en train de réinventer un humain à leur image, un humain formaté à leurs fonctionnalités simplificatrices et réductrices, un humain déshumanisé et, dans cette nouvelle page de notre évolution, le cyborg se présentera bientôt comme la figure de transition jusqu’à la fusion de l’humain et de la machine.

C’est cela que Jorj et les autres « exilés » de la modernité veulent dénoncer, quitte à s’exclure temporairement de tout ce qui définit le mode de fonctionnement des sociétés d’aujourd’hui. Cette exclusion est leur réalité première. L’enjeu est de taille à ce stade. Perdre sa place de citoyen actif, pas moins que cela. Ces dernières années, Jorj, comme ses pairs, a vu son champ d’action se réduire comme peau de chagrin. La scission a été effective après que l’accès à un logement a été soumis à l’obligation d’une identification numérique, après que la version papier du pass-sanitaire pour les déplacements a été supprimée au profit exclusif de sa version numérique, après que le carnet de santé numérique ou Dossier Médical Partagé s’est imposé pour accéder à toute consultation et intervention médicales, après que toutes les billetteries et services de réservation ont été supprimés au profit des réservations en ligne, y compris pour votre table et votre menu au restaurant, après que l’accès aux gares et stations de métro et de bus a été soumis à un badge d’identification numérique permettant aussi de débiter directement le montant de la course de votre compte bancaire, après que les cinémas, les théâtres, les salles de concert et les lieux d’exposition ont été connectés pour livrer leurs prestations directement à domicile, après que les véhicules non connectés ont disparu et, enfin, après que le cash et les cartes de crédit ont été supprimés au profit exclusif des paiements sur mobile.

En cours de route, Jorj a dû quitter son poste de consultant médical en ligne pour l’assurance-maladie qui l’employait. Il n’y a plus d’activités professionnelles indépendantes d’internet. Quand l’humain est encore indispensable, on ne se déplace plus et on ne se rencontre plus, à l’exception des hôpitaux, des urgences de la police et de certains travaux du bâtiment. Tout passe par les services de visioconférence basés sur le cloud. Les écoles, les universités, les tribunaux, les cabinets de consultations juridiques et médicales, les fiscalistes et les comptables, les assurances, les architectes et ingénieurs, tous ces métiers sont entrés dans cette logique technologiques. Sinon, la grande majorité des activités pour lesquelles on se déplaçait est accomplie par des robots ou des humanoïdes, dont l’intelligence accrue permet une adaptation à toutes sortes de domaines comme l’aide à domicile, le ménage, le jardinage, les réparations, la distribution des colis, la conduite des transports publics, le service dans les bars et restaurants, les services d’accueil dans l’hôtellerie ou lors de congrès, les récoltes maraîchères, une bonne part des services administratifs, juridiques, financiers et d’assurance, et bien d’autres encore. Évidemment, cela a poussé un nombre gigantesque de personnes au désœuvrement total ou presque, car le Cerbère investit une part de ses colossaux bénéfices dans des allocations de vie pour ses « victimes », qui conservent ainsi leurs outils technologiques. Ceux-ci ne se rendent pas compte qu’ils restituent cette fausse solidarité sociale à cet animal avide, plus qu’à l’équivalent, en consommation numérique, dont le temps est décuplé par l’inactivité.

Quelle place reste-t-il encore à l’humain dans ce tableau ? Assis seul sur son lit ce matin-là, à ce moment où son « exil » de la société qui s’agite autour de lui est accompli, Jorj, tel Hercule face à son douzième travail, sait intimement que son avenir d’humain à part entière et celui de ses descendants est entre ses mains. Il sait que le Cerbère doit être extrait des enfers avant que l’humanité ne soit engloutie. Même si, comme dans le mythe, il devait être renvoyé là-bas, sa mise en lumière, son visage enfin connu provoquera un sursaut salutaire dans les esprits qui sont encore dans le doute ou l’ignorance de l’obsolescence humaine programmée.

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