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Le voyage impossible par Katia Elkaim

Dernière mise à jour : 4 mars 2021



Elle s’appelle Adèle.

En vérité, il n’y a rien de particulier à dire à son sujet parce que cette femme a la vie extraordinaire des gens ordinaires.

Elle se lève le matin, boit un café et part travailler.

Le soir, elle sort parfois prendre un verre avec des collègues et le week-end, elle reçoit chez elle ou se rend au théâtre ou au cinéma. Mais ça, c’était sa vie d’avant. Et avant sa vie d’avant, il y avait encore une vie avant.

Une vie de femme mariée avec des enfants, un chien, des chats, une voiture, un emploi. Sa vie d’avant celle d’avant tourbillonnait, gesticulait et ne s’arrêtait jamais jusqu’au jour où les enfants ont quitté le nid et son mari aussi. Ça, c’était sa vie d’avant celle d’avant !

Alors, dans cette vie d’avant qu’elle pensait être celle d’après, elle s’est dit qu’à avoir tout perdu, elle avait tout à gagner.

C’était grisant.

Elle s’est fait de nouveaux amis, de nouveaux ennemis, une réputation sur mesure. Elle a embrassé le monde et élargi son horizon.

Elle a rencontré un homme. Il a sa vie, elle a la sienne. Il la séduit. Il habite loin, mais rien n’est loin de nos jours. Les avions sont faits pour voler. Il a le goût de la papaye, juste familier, un peu coupable.

« Par les temps qui courent, il vaudrait mieux consommer local », dit sa tête à son cœur qui n’écoute pas.

Son smartphone lui colle aux doigts. Elle apprend à écrire avec ses pouces, pour aller plus vite et lui dire plus de choses, tout le temps.

Elle ne regarde plus le monde que par le trou de sa lentille photographique et le caresse de pixels en attendant la fin de la semaine, parce que dans la vie d’avant, elle allait l’attendre à l’aéroport quand il ne venait pas la chercher.

Dans la vie d’avant, elle voulait acheter une maison pas grande, au bord de la mer ; leur maison, loin de sa vie à lui, loin de sa vie à elle. Une petite maison au milieu, avec un avion entre les deux.

Et puis, un jour, il n’a pas pu venir. Il était malade et elle aussi. Ils se sont réconfortés et promis que ce n’était que partie remise. C’était déjà le début de la vie d’après, mais elle ne le savait pas.

Le vol a été reporté, puis reporté, puis annulé sans pouvoir être refixé.

Adèle a commencé à écouter les silences.

Les mois sont passés. Des mois de bonjour et de bonne nuit. Un sens nouveau s’est développé, le sens technologique.

Elle reconnaît son pas numérique comme si elle l’entendait rentrer dans la pièce. Elle lit derrière son langage digital