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Lettre d'amour à la jeunesse par Deborah Hanna

Dernière mise à jour : 4 mars 2021


A seize ans, ma vie avait du souffle.


J’allais cheveux au vent à l’arrière d’un scooter, les bras enroulés autour de la taille d’un garçon.


Ensemble, on slalomait sur des routes désertes et on riait comme des cons en fumant des pétards.


Avant de m’emmener, il avait téléphoné à la maison, obtenu l’accord de ma mère qui filtrait les appels.


Au bout du fil, elle avait accepté que je sorte, à condition de rentrer à l’heure.


Pour retrouver mon amoureux, j’étais partie sans portable, le cœur battant sous un sweat trop large.


Dans ma tignasse gaufrée, un chouchou en velours et le baladeur où les chansons des Spice girls tournaient en boucle.


Mon copain habitait le quartier, fréquentait mes amis et partageait mes habitudes. Pour rencontrer quelqu’un, il fallait s’en remettre au destin et, faute de choix, on flirtait avec les mecs de sa bande.


Entre eux et nous, il y avait du mystère, un peu de maladresse et beaucoup de désir.


On craignait le sida, mais on ne connaissait pas les déviances du porno, ni la pression à la performance. Quand on se plaisait, on se découvrait sans manuel, avec nos cinq sens.


On pouvait s’aimer à la belle étoile, voler des baisers sous les portes cochères, se peloter dans les salles de cinéma.


Coupés du monde, nous étions tout entiers dans l’instant présent.


On se sentait immortels et on ne s’immortalisait pas.


Pour garder un souvenir, on se tirait le portrait dans un photomaton et on repartait chacun avec deux images vouées à jaunir dans un porte-monnaie Eastpack.


On s’écrivait des mots doux sur des billets plutôt que des textos.


Nos histoires de cœur ne duraient pas, mais on sortait ensemble et, pour se quitter, on se larguait en bonne et due forme.


On ignorait ce qu’était un sex-friend et on ne se ghostait pas.


Le regard des autres nous importait, mais il cessait de nous poursuivre à la sortie de l’école.


On comparait notre corps à celui des copines, pas à des images retouchées.


Pour nous, la chirurgie esthétique était un truc de vieux et on se trouvait beaux tels que la nature nous avait faits. Barbie dormait dans une malle avec nos souvenirs d’enfance et ses mensurations surhumaines ne parasitaient ni nos écrans, ni nos imaginaires.


On n’avait pas le constant souci du post, les circuits de récompense du cerveau dévorés par les commentaires, les likes et le nombre de nos abonnés.


Autour de nous, les murs restaient opaques et nous protégeaient des curieux.


Personne ne s’intéressait au contenu de nos assiettes, ni ne nous observait à moitié nus dans la salle de bains.


On n’avait rien à cacher, mais on cultivait notre jardin secret.


On vivait à fond, sans se raconter en direct.


Il existait une vie privée.


Des hiérarchies.


Limité, le savoir se transmettait à la verticale.


Bien qu’orientée, l’information se voulait fiable.


Pour apprendre, on se tournait vers les médias et on questionnait les adultes.


On faisait des recherches à la bibliothèque et on lisait des livres.


Sous nos doigts, on sentait la chaleur des peaux et le froissement du papier.


On arrivait à se concentrer.


Internet balbutiait et, après les pagers et le Minitel, on commençait tout juste à s’envoyer des mails.


On s’enthousiasmait pour les nouvelles technologies et les promesses du web.


Pour se distraire, on louait des DVD et, à la télévision, on bouffait de la pub sans choisir nos contenus.


Dans un débat d’idées, on s’affrontait en face.


Nos émotions ne devenaient pas des opinions en un clic.


On avait droit à l’oubli.


Loin devant nous, on distinguait un avenir.


On se demandait ce qu’on allait faire plus tard et on apprenait un métier.


On se trouvait moins gâtés que nos parents, mais on continuait de croire à l’égalité des chances.


Le rêve européen nous rapprochait les uns des autres.


Déjà, la planète se déglinguait.


L’ascenseur social se grippait.


Les minorités souffraient en silence.


On n’avait pas votre audace pour militer, ni vos outils pour dénoncer.


Dans tous les domaines, les choix étaient limités.


Mais l’adolescence restait cet horizon plein de rêves et de perspectives.


Un univers à part, vibrant et intime.


A seize ans, on pouvait étudier, voyager et faire la fête.


Échouer, recommencer, comme bon nous semblait.


Notre vie avait du souffle.


C’était en 2001.


Avant l’asphyxie.


Depuis, il y a eu le 11 septembre, la lutte contre le terrorisme et la révolution digitale. La télé-réalité et les réseaux sociaux. Le dérèglement climatique et le covid-19.


Vingt ans ont suffi pour tout changer.


En moins d’une génération, nous avons consenti à étaler notre vie dans une boîte à images, pour notre bien. Une vie étroite, aussi restreinte que la taille de nos smartphones.


A force de vouloir influencer les autres, nous avons appris à vivre comme des moutons.


Au prétexte de tout partager, on s’est assujettis à leur regard.


De notre propre gré, nous nous sommes conditionnés à la surveillance de masse.


La pandémie parachève la tendance.


Et vous qui êtes à peine moins âgés que moi,

nés comme mes petits frères avec l’avènement du Net,

vous que l’on sacrifie sur l’autel de la crise sanitaire,


il me semble que votre jeunesse est moins enviable que ne l’a été la mienne.


Jeunesse hyper-connectée

confinée

épiée.


Jeunesse de solitude exposée aux quatre vents.


Pour vous, je rêve de liberté.


De mouvement, d’insouciance et de joie.


De retrouvailles en chair et en os.


D’une existence riche du progrès numérique, qui, de temps à autre, pulse en dehors du web.


Juste entre vous.


Loin des radars.


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