« La vie est courte » ! Combien de fois entend-on ces quelques mots qui, si on les écoute vraiment, sonnent toujours comme une sentence ou un soupir. Que répondre à cela ? La sentence et le soupir sont-ils sans appel ?
« La vie est courte » ! Quelle est donc l’unité de mesure qui dit qu’elle le serait ? Oh, j’entends. J’entends déjà le dialogue interrompu par les couperets amers. « Tu ne sais pas de quoi tu parles. Tu n’es pas assez vieille pour te prononcer. Tu ne sais pas encore à quel point la vie passe vite. Quand tu t’en rendras compte, ce sera trop tard ! » Trop tard pour quoi ? « Trop tard pour revenir en arrière ! » Et pourquoi voudrais-je revenir en arrière ? « Pour retrouver le temps perdu, pour rattraper ce que tu as laissé passer, pour combler les vides et réparer les erreurs … ».
Quel rapport au temps avons-nous donc pour qu’il mette au monde tant de soupirs et de regrets ? Bien sûr, l’écoulement du temps terrestre est inéluctable et nous avons un début et une fin. Bien sûr, nous avons sur cette ligne de vie des rêves perdus, des désirs inassouvis, des regrets inexprimés, des rencontres manquées, des unions stériles et tant d’opportunité gâchées … du moins, le croyons-nous. Bien sûr, nous travaillons beaucoup pour couvrir nos besoins. Bien sûr, nous nous oublions souvent dans le tourbillon de nos vies.
Notre rapport au temps est un rapport de prisonnier à son geôlier, auquel nous ne savons pas comment échapper. Une captivité due à un paramètre mathématique, puisque les heures n’ont pas plus de soixante minutes et les jours pas plus de vingt-quatre heures. Toutes nos expressions quotidiennes trahissent ce carcan. Pressés par le temps, courir après le temps, pas une minute à perdre, l’heure tourne, à temps perdu, manquer de temps, gagner du temps, organiser le temps … Nous organisons notre temps comme des cellules hermétiques, avec des lignes et des cases. Les agendas sont nos geôliers. Non qu’ils ne soient pas nécessaires, mais ils coupent les ailes du temps et le réduisent à des petits lego qui s’emboîtent. Les réunions de travail, les rendez-vous privés, les activités personnelles, les sorties entre amis, les rencontres de famille, les vacances, tout est bien organisé et agencé, comme les éléments préfabriqués de la cuisine. Avec les agendas électroniques, c’est encore pire, car ils suppriment la perspective, celle du temps qui vient de passer et du temps qui arrive. Ils rapetissent nos espaces à un jour, au mieux une semaine ou un mois. Le temps des agendas est linéaire et horizontal. Il est en 2D et nous finissons par croire que notre vie se confond avec ces champs qui défilent platement.
Et si nous faisions le choix de changer notre regard ? Réduire le temps à l’horloge et au calendrier, c’est vivre en décomptant les heures et les mois et perdre la conscience que le temps est bien plus que cela. Bien plus que cela, c’est le temps de la terre et de ses saisons. Ce sont nos temps physiologiques, qui nous font dormir et manger. C’est le temps de la vie. Nous perdons de vue que notre passage sur terre, quoique nous le découpions en décennies et années, s’inscrit dans une destinée et un temps qui nous dépassent. Que nous croyions ou non au hasard des aléas de l’existence ne change rien à cette dimension sur laquelle nous n’avons pas prise. La maîtrise nos agendas nous donne une fausse sécurité en nous faisant croire que nous dirigeons nos existences, mais il n’en est rien. Agenda ou pas, nous ne savons pas de quoi demain sera fait. Dans cette dimension de vie, notre rapport actuel au temps est trompeur, parce que réducteur. Nous croyons perdre du temps, gâcher des opportunités, manquer aux attentes, marcher à côté de nos chaussures, mais, en réalité, nous ne savons pas si ces jugements, que nous portons sans cesse sur nos actions et nos existences, sont bien-fondés. Nous n’avons aucun moyen de le savoir. Parfois, à l‘échelle d’une vie, nous nous rendons compte qu’une opportunité « manquée » était en fait une chance ou que du temps « perdu » était une nécessité, mais, globalement, nous ne maîtrisons pas les tenants et aboutissants de nos existences. Nous ne pouvons pas émettre une opinion éclairée sur le temps et ses prétendus défauts ou longueurs.
A vrai dire, si nous considérions non pas la valeur mathématique du temps qui s’écoule, mais la qualité de notre présence au temps, nous réduirions l’angoisse que nous ressentons face au sablier, que nous avons transformée en angoisse de vie. Être présent au temps donné, dans la tâche effectuée, dans la rencontre et le partage, dans la souffrance et la joie, dans l’attente, dans la lutte, dans le repos ou le rêve. Être présent et donner consciemment le meilleur de soi, même quand nous ne faisons rien, sans juger de la suffisance ou l’insuffisance, du vide ou de la plénitude, du bonheur ou du malheur, du juste ou de l’injuste, c’est sortir de la soumission, abandonner l’angoisse et donner au temps une dimension verticale qui grandit son espace. Être présent au temps, c’est être présent à sa vie. C’est le moyen de ne pas la laisser passer dans les soupirs et les regrets et de ne pas revêtir l’habit du sentiment de vide ou d’échec. Être présent au temps, c’est vivre de telle sorte que l’on puisse idéalement souhaiter que chaque instant se reproduise éternellement, selon le concept que Nietzsche a mis dans les paroles du « convalescent » dans Also sprach Zarathoustra : « Je reviendrai avec ce soleil et cette terre, avec cet aigle et ce serpent – non pour une vie nouvelle, ou une meilleure vie, ou une vie ressemblante – à jamais je reviendrai pour cette même identique vie, dans le plus grand et aussi bien le plus petit, pour à nouveau, de toute chose, enseigner le retour éternel ».
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