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Sans rire…par Robert Yessouroun



Une douce brise grisait la mégapole qui vit naître le fameux Larry David. Presque souriante, le crâne rasé, la jeune et mince Sun-Hi déambulait au ralenti parmi les rares passants (la plupart des Newyorkais dormaient encore à 5h30). D’origine coréenne, col roulé noir, mini-jupe dorée, elle semblait flâner d’un rythme lent : elle se savait en avance à son rendez-vous. Toutefois, elle pressa le pas sur la sixième avenue devenue piétonnière depuis le premier avril. En effet, ces trottoirs ne l’intéressaient guère, jalonnés d’écrans et d’hologrammes. Trop euphorisante, la publicité cédait aux clips chocs, aux images à buzz, aux slogans officiels ou aux chapeaux de presse. Elle dépassa un « GIF de rue » sur lequel elle lorgna de justesse : un cuisinier glisse sur une peau de banane, une serveuse reçoit en pleine figure une tarte à la crème. Sous ces brèves animations en boucle, une question toute rouge : « qui ose encore en rire ? »

Elle traversa un titre de dépêche : « Le dernier clown en fuite enfin arrêté. On respire. » Sur une façade olive défilaient les lumières des nouvelles cosmopolites : « Pour éviter la faillite, La vache qui rit change sa marque en La vache qui prie. »

Sun-Hi évita le panneau rétractile qui surgit du sol : « Une soudaine envie de pouffer vous démange ? Pas de panique. Activez l’appli Fado de Porto. » Ce conseil fut bientôt suivi d’un autre : « Papy fait encore de l’humour ? Appelez le 06 666 22 22. »

À la hauteur du Radio City Music Hall, la jeune femme emprunta la 50ème rue devenue musicale. On y diffusait des chansons du monde (sous-titrées au niveau du premier étage). Ce jour-là, la France à l’honneur, George Brassens chantait :

« Les braves gens n’aiment pas que / L’on suive une autre route qu’eux. »

Subitement, le refrain fut interrompu par un message sévère : « Le responsable du programme musical vient d’être licencié. Pour consoler les braves gens, voici un groupe français qui chante en anglais Yum Yum. »

Un drone s’immobilisa juste au-dessus de la tête nue de Sun-Hi. L’appareil projetait une liste en jaune sale sur le pavement. Aussi, sur ses mocassins, elle ne pouvait que piétiner le défilé des noms les plus dénoncés par les associations multinationales lanceuses d’alerte :

« Woody Allen ridiculise les anxieux, Tex Avery abaisse les animaux, Bourvil offense les victimes de l’alcool, Charlie Chaplin salit l’autorité, les frères Cohen insultent les personnes simples, Raymond Devos se moque de la mer (démontée), donc des pêcheurs, Louis de Funès caricature les nerveux, Buster Keaton se paie la tête des gens sérieux, Laurel et Hardy portent atteinte aux gros, Mister Bean dévalorise les affectueux liés à leur doudou, les Monty Python décapent les idéalistes, Pierre Repp se rit des malheureux qui peinent à s’exprimer, Tati s’en prend aux constructeurs modernes, Toto tourne en bourrique les douaniers… »

Au dernier carrefour, le camion bleu l’attendait déjà. Comme convenu, il était garé sur le trottoir. Sun-Hi examina discrètement les piétons autour d’elle. Heureusement, aucun badaud ne prêtait attention à sa présence. Soulagée, elle bondit sur le marchepied à l’arrière du véhicule, afin d’y ouvrir l’un des battants. L’intérieur était illuminé par des néons. Markus l’avait précédée. Son partenaire militant patientait sur une banquette latérale. Les cheveux noirs gominés, tirés en arrière, costume rayé deux pièces, chemise blanche au col déboutonné, le quadra jouait sur son portable, non sans agiter ses baskets. Au fond, derrière une sorte de bureau, le responsable des opérations, un barbu en training roux détruisait des documents dans un Schredder ronflant. L’homme annonça, éclairé d’un large sourire :

‑ Tout le monde est là. Le briefing peut commencer.

Alors que Sun-Hi prenait place à gauche de Markus, elle remarqua contre la paroi d’en face deux bonbonnes grises, chacune surmontée d’un levier pour le spray. Le barbu harangua ses deux recrues :

‑ Mademoiselle, monsieur, comme vous le savez, avant de se lancer dans une mission commune, il est nécessaire de clarifier une bonne base d’accord. Récapitulons donc les faits incontestés. Une nouvelle loi constitutionnelle vient d’être adoptée sous la pression d’une vaste coalition de minorités : « Acte malveillant, antisocial, le rire est interdit en tout temps et en tout lieu sur le territoire des États-Unis. » Il s’en suit que tout contrevenant sera poursuivi et passible d’une amende de mille dollars. Ainsi, désormais, pour la majorité du peuple, le rire est le propre du minable qui méprise son prochain. Ne rit-on pas au détriment d’autrui ? Le rire est la seule forme d’agression sociale qui a été tolérée. Tolérée injustement. Selon ce courant populaire, la paix urbaine exigeait depuis longtemps son éradication. Le rire apparaît dorénavant comme incompatible avec une valeur humaine noble et suprême, le respect. Une police anti-hilare est en déploiement de Boston à Dallas.

Markus remuait les jambes. Nerveux, il lui tardait de passer à l’action.

‑ Calme-toi, lui chuchota Sun-Hi.

‑ Me calmer ? T’as vu ce tract ?

Il lui tendit un flyer chiffonné.

« Puisque rieur et rigolo sont devenus des injures, que chatouiller passe à présent pour un acte obscène, que l’autodérision est enfin considéré comme une maladie qui appelle une thérapie prioritaire, unissons-nous pour neutraliser ces semeurs de honte qui se moquent des divinités, des bègues, des obèses, des boiteux, des obstinés, des distraits, des maladroits, des pince-sans rire ! Au pilori, humoristes et caricaturistes qui profanent le sacré ou qui froissent la faiblesse et le handicap ! Qu’un autodafé public brûle leurs sketches et leurs dessins qui croquent les fragiles ! Tous, ce soir, à la manif des vexés et des déshonorés ! »

Sun-Hi hocha la tête :

‑ Ce n’est pas le pire, surenchérit-elle. J’ai appris à l’uni qu’on ne pouvait plus dire : « Ce n’est pas drôle ! » car plus rien en fait n’avait le droit d’être drôle. Les moteurs de recherche et les encyclopédies ont expurgé les blagues sur les Belges et les Écossais. Sur mon campus, toute farce entraînerait automatiquement l’exclusion de son auteur. Les jeux de mots, les contrepèteries sont passibles de l’expulsion académique. Tout lapsus qui prête à rire impliquerait une suspension d’un semestre.

Derrière son bureau, le responsable toussa, comme pour signaler qu’il voulait reprendre la parole.

‑ Vous oubliez, dit-il, le fou-rire à un enterrement qui conduit à la camisole de force.

Sun-Hi et Markus soupirèrent.

‑ Mais peu importe, poursuivit le barbu. L’essentiel, c’est que ce grand jour, onze nations vont s’associer dans un moment solennel de subversion. Et vous, Sun-Hi, et vous, Markus, vous allez vivre une page d’Histoire. Vous serez les agents de l’Amérique !

Soudain, son portable se déclencha par un chant d’opéra : « Ah, je ris de me voir si belle en ce miroir ! » Son propriétaire fronça les sourcils avant d’adopter une mine radieuse :

‑ J’apprends à l’instant qu’une intervention va se dérouler à Bruxelles. Nous aurons donc douze événements simultanés sur la planète.

‑ Qu’est-ce qui a poussé la capitale de l’Europe à se joindre à nous ? s’enquit Markus.

Leur chef leur lit à haute voix son message :

« Un décret royal a prohibé l’ironie et l’enseignement secondaire a banni des programmes six auteurs littéraires. Rabelais : il tourne en dérision les impulsifs ; Molière : ses savantes et ses précieuses brocardent les intellectuelles ; Michaux : il égratigne la musique, donc les musiciens et les mélomanes ; Tardieu : il dénigre les modes et les usages, le ciment de toute société policée ; Boris Vian : ses chansons stigmatisent les ménagères et les ingénieurs ; Jean-Philippe Toussaint : il harcèle ceux qui se sentent coupables. »

Excédé, Markus se dressa d’un bloc :

‑ Bon, ça suffit ! N’en jetez plus ! Je suis prêt à tout risquer, déclara-t-il, à bout d’impatience.

‑ Toute cette censure me peine, enchaîna Sun-Hi. Mais elle me conforte dans ma résolution !

‑ Parfait. Assez parlé, conclut le barbu. Nous allons frapper fort et par surprise. Prenez chacun votre bonbonne. Toi, Sun-Hi, tu te rendras à la gare, le Grand Central Terminus. Toi, Markus, tu viseras l’Hôtel de ville de New-York, près du World Trade Center.

Ils obtempérèrent, se déguisèrent en dératiseurs. Chacun chargea sur son dos sa bonbonne grise. Au début de la sixième rue, avant de se séparer, Markus demanda à Sun-Hi :

‑ Qu’est-ce qui t’a décidé, toi, d’être des nôtres ?

Du tac au tac, elle lui répondit :

‑ J’étudie l’égyptologie. Je n’ai pas supporté de découvrir que toute trace de Hathor, la déesse de la joie avait été effacée sur le Net, dans les musées et les bibliothèques. Un parchemin dit qu’elle a provoqué le rire de son père, le Dieu soleil, en lui montrant ses fesses.

‑ Ah ? Ils sont curieux, les dieux égyptiens…

‑ Tous les dieux sont curieux, Markus. Et toi ? Pourquoi t’es-tu rallié à notre cause ?

‑ À la suite de l’adage de Chaplin : « Une journée sans rire est une journée perdue. » Je ne veux pas gaspiller le reste de ma vie.

Sur ces considérations, ils se quittèrent, lui pour prendre le métro, elle pour se rendre à pied vers la 42ème rue. Lui bouillait de colère, elle sentait tout son corps palpiter.

Une fois sur le théâtre des opérations, l’attentat pouvait commencer, chacun ajusta son masque à oxygène avant d’appuyer sur la manette noire, celle-là même permettant de diffuser le gaz qui n’épargnerait personne à l’intérieur, le gaz hilarant…


Photo by Tim Mossholder

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