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Smart numérique, smart addict par Sylvaine Perret-Gentil

Dernière mise à jour : 2 mars 2021



Pour rêver, se détendre, oublier, se consoler, supporter, fuir, créer, être performant, se transcender ou pour le plaisir et l’extase, le consommateur a ses raisons propres d’avoir recours à des produits relaxants, hallucinatoires ou stimulants, qui modifient son état de conscience. Certaines consommations, cependant, s’inscrivent dans un collectif et relèvent de phénomènes sociaux liés une page particulière de l’histoire des sociétés humaines. L’ère numérique n’y échappe pas. Elle a déjà créé ses propres psychotropes qui répondent à des besoins bien spécifiques.

Depuis quand l’humanité connaît-elle les psychotropes ? Des millénaires. Les boissons fermentées, le vin et les drogues d’origine végétale sont connues depuis la plus haute Antiquité. Du plus loin que l’on puisse remonter, des fouilles archéologiques sur les sites de cités lacustres en Suisse, à l’époque du néolithique, ont révélés des variétés non sauvages de pavot, qui laissent entendre sa culture et son usage. Au 4e millénaire avant J.C., on a retrouvé la première référence à une boisson alcoolisée en Mésopotamie. Il s’agissait de la bière. La première mention de l’utilisation de l’opium en Mésopotamie figure dans les tablettes sumériennes de Nippur, environ 3000 ans avant J.C. L’histoire de la coca remonte à 2500 ans avant J.C. en Amérique latine. Elle était au centre de la vie sociale et religieuse des Incas. La référence la plus ancienne à l’usage psychoactif du cannabis remonte à 2700 avant J.C. en Chine.

Les recherches n’ont pas démontré que les drogues de l’Antiquité, mandragore, jusquiame, opium ou cannabis, aient connu un usage régulier à des fins de « voyage ». Nommées phamakon ou medicina, elles servaient essentiellement comme thérapeutiques. La consommation de vin aussi ne semble pas avoir eu une grande emprise chez les Grecs et les Romains, ni durant les siècles qui suivirent. Au Moyen-Âge et à la Renaissance, les psychotropes, qui sont encore des plantes ou extraits de plantes, voire des produits de la chimie minérale, ont gardé un usage médicinal. Quant aux alcools, les alcools de bouche distillés ont été introduits au Moyen-Âge, notamment au 12e siècle, en Ecosse et en Irlande, où l’alambic, ramené par les Croisés de retour de Terre Sainte, a fait son apparition. Ils seront consommés de façon notable dès le 16e siècle. C’est, cependant, au 19e siècle seulement que l’on peut constater un important basculement des consommations de psychotropes créant la dépendance.

Que s’est-il passé ?

D’une part, la science a progressé avec la chimie organique, qui a permis les extractions d’alcaloïde, la morphine dès 1860 et la cocaïne, dernier grand alcaloïde isolé du 19e siècle. Puis, elle a créé les premières molécules semi-synthétiques, l’héroïne en 1870 déjà. Les dérivés du pavot et de la coca ont été en grande majorité des médecines, y compris pour la psychiatrie. C’est dans ce contexte que l’on a réalisé le haut de degré de dépendance de ces produits et créé la première génération de toxicomanes. La découverte des effets psychotropes démultipliés par les procédés chimiques fut, cependant, aussi source d’expérimentation et d’inspiration dans les milieux artistiques, qui connaissaient déjà bien les fumeries d’opium. La fascination pour les paradis artificiels fera long feu dans la littérature française et anglo-saxonne.

D’autre part, le 19e siècle a connu un bouleversement de société avec la Révolution industrielle. La montée de la bourgeoisie et la naissance de la classe ouvrière ont provoqué un changement radical des comportements. D’un côté, le bien-boire et la gastronomie étaient les signes de la réussite financière. De l’autre, l’exode rural a déraciné ceux qui travaillaient comme ouvriers. Ils se retrouvaient dans les bistrots avec leurs congénères. Les ouvriers du début de l’ère industrielle ont eu massivement recours à l’alcool pour supporter l’extrême dureté du travail. Dans les hauts-fourneaux par exemple, on buvait pour se désaltérer, mais aussi pour se donner du courage. Le patronat tolérait. L’alcool faisait taire les masses et réduisait la contestation sociale. On préférait « des ouvriers alcooliques à des anarchistes buveurs d’eau ». La consommation était donc festive ou un dérivatif puissant au malheur social. Il faut dire que l’industrialisation a permis la production à grande échelle des alcools et des drogues, favorisé leur transport et réduit leurs coûts. Tous ces facteurs réunis ont fait exploser les consommations au point que l’on s’est alarmé, pour la première fois, de la toxicité de ces produits et de la toxicodépendance. La notion d’alcoolisme apparut en 1849 dans les travaux d’un médecin suédois, Magnus Huss, et le terme générique de toxicomanie en 1880.

Dans son livre Hippies, Drogues et Sexe, paru en 1970, l’essayiste Susanne Labin analysait le mouvement hippie comme incarnant « la subversion la plus radicale qui soit jamais apparue depuis Jésus-Christ ». La Révolution industrielle avait amené un basculement de la société du monde rural au monde industriel, une mutation des paysans en ouvriers, un accroissement des transports et de la production des biens. Ce fut un important changement de société, mais les principes fondateurs de celle-ci, la religion, la morale, la famille, la vertu du travail, l’amour de la patrie, la formation militaire, le patriarcat persistaient. C’est tout cela que le mouvement hippie voulut abattre. On visait l’éclatement, celui d’une société enfermée dans son carcan de principes, dans sa course matérialiste et dans ses guerres injustes.

Boîtes psychédéliques de San Francisco, accouplements publics sur l’île de Wight, mangeurs d’opium et de haschisch à Katmandou, érotisme débridé, communautés mystiques, le mouvement de la contre-culture des année 1960 rêvait d’un monde anticonformiste, libre, d’un monde de paix et d’amour. Les drogues hallucinogènes ont incarné ce rêve, champignons, ayahuasca, mescaline, mais surtout le LSD (diéthylamide de l’acide lysergique), drogue psychédélique par excellence. Le mouvement hippie fut un grand consommateur d’opium et de haschisch pour leurs effets planants. Avec le LSD, cependant, drogue semi-synthétique, on recherchait un éveilleur de sens, un amplificateur sensoriel. Il donna naissance à l’art psychédélique, effets créés par la multiplication et l’emboîtement des formes, des couleurs et des sons. Peintres et musiciens essayaient de reproduire les effets hallucinogènes du LSD. Les affiches de concert et couvertures d’album furent l’un des domaines où l’art psychédélique s’exprima le mieux. Le mouvement atteint son sommet avec le rock psychédélique, représenté par Jimi Hendricks, The Doors, Grateful Dead et Pink Floyd, et les designers Martin Sharp, Wes Wilson et Rick Griffin. Changement d’époque, l’usage du LSD a décliné dès les années 1970.

A partir de là, l’héroïne et la cocaïne se sont partagé le marché des consommateurs. L’héroïne devint rapidement la drogue du loser, associée aux overdoses, puis au sida. Avec la cocaïne, en revanche, on tenait la première drogue smart. Elle fut le produit en vogue aux USA dans le milieu du showbiz, chez les traders et dans une certaine Upper Class, où on la considérait comme le champagne de la drogue. Très onéreuse, elle était le privilège de ceux qui recherchaient plaisir, performance, puissance intellectuelle et sexuelle. Le retour en force de la cocaïne, qui avait pratiquement disparu depuis « les années folles », correspondait parfaitement à l’ère du temps, celle de la transition numérique qui débutait et dont l’ordinateur personnel, apparaissant à la fin des années 70, allait être l’élément clef. Dès les années 90, l’usage de l’ecstasy, nom « poétique » de la MDMA (3,4-méthylènedioxy-N-méthylamphétamine) s’est banalisé. Drogue des soirées technos, elle s’est introduite dans tous les lieux festifs. Pur produit de synthèse, relativement bon marché, la MDMA est qualifiée de produit entactogène, car elle facilite le contact.

A l’instar des produits digitaux et robotiques qui ont envahi notre quotidien depuis lors, les drogues ont aussi atteint un certain degré de technicité ! Avec les technologies de l’information sont nés les nouveaux produits de synthèse (NPS), dont le nombre augmente de manière exponentielle depuis l’entrée dans le 21e siècle. Toutes les drogues connues ont aujourd’hui leur équivalent NPS ! L’on estime à plusieurs milliers le nombre de ces nouvelles substances psychoactives aux noms de science-fiction.

Les nouveaux cannabinoïdes (MDMB-CHMICA, UR-144, AB-CHMINIACA, AKB-48F), stimulants et entactogènes (MDPV, 4-MMC, 3-MMC, 4-MEC, Alfa-PVP, méthylone, méthodrone, éthylphénidate), psychédéliques (1P-LSD, ETH-LAD, AL-LAD, famille des 2C-X, 4-ACO-DMT, 4-HO-MIPT), benzodiazépines (pirazolam, etizolam, flubromazépram, nifloxipam, diclazépam), opiacés (MPPP, AH-7021, acétylfantanyl, O-desmetytramadol, ocfentanyl) font maintenant partie intégrante du commerce actuel.

Si nous perdons une partie de notre humanité dans la transition numérique, les nouvelles drogues semblent suivre le même chemin. Quoiqu’il n’y ait aucunement lieu d’idéaliser les produits d’antan, ces nouveaux produits de synthèse ne paraissent plus receler aucune « magie ». L’accès aux NPS est d’une grande simplicité. Fi des transactions à la sauvette, fi des dealers de rue, fi des réseaux clandestins, fi de la peur du « flic », il suffit, depuis chez soi, de faire ses emplettes sur internet. La plupart des sites sont référencés par les moteurs de recherche traditionnels, sous réserve de quelques sites relevant du deep web avec paiement en BitCoins. Les moyens de paiement sont variés, carte bancaire auprès d’établissements en Asie, cash par courrier postal ou virement international. La commande arrive quelques jours plus tard, Pas de substances illégales dans le colis, car ces legal highs cherchent à imiter les effets des drogues dites classiques avec une structure moléculaire suffisamment différente pour ne pas tomber sous le coup de la loi.

Ainsi l’ère du numérique voit-elle naître le psychonaute. Ce nouveau citoyen est avide de sensations. Il cherche l’aventure avec moult produits, dont les effets sont ensuite partagés sous forme de trip reports sur des forums internet, avec le détail des quantités consommées, des effets et des moyens de prévenir les risques. Ceux-ci sont consultés avec beaucoup d’intérêt, car il va sans dire que la légalité de ces produits ne les rend pas moins dangereux que leurs originaux, bien au contraire. Les NPS sont majoritairement fabriqué en Chine. Ils sont adaptés rapidement quand l’interdiction d’une certaine molécule tombe. Les fabricants et les web-dealers n’ont aucune idée des effets de leurs produits et ils s’en moquent. Ce sont les clients qui testent ! Accidents cérébraux ou cardiologiques, intoxications, troubles cognitifs, bouffées délirantes, crises d’angoisse, addictions sont constatées régulièrement par les médecins. A dose égale, ces produits de synthèse ont des effets souvent bien plus puissants que les drogues classiques. Ils n’en sont que plus dangereux.

De là à affirmer que la recherche illimitée de sensations toujours nouvelles est un effet de la déconnection de soi, déjà du fait de la consommation de ces produits, mais accentuée par une addiction toujours plus grande aux écrans et jeux vidéo, il n’y a qu’un pas. Les smart drugs d’aujourd’hui sont pour beaucoup des psychostimulants. On recourt aux drogues de performance, cocaïne, amphétamine, ritaline, pour être à la hauteur des attentes d’un nouvel environnement de plus en plus déshumanisé et compétitif. Compétition, ambition, réussite, culte de la personnalité, performance professionnelle, mais aussi adaptabilité accrue aux changements rapides des technologies et impératifs de tous ordres, pratique sportive, méditation, bien manger, vie sociale active, on se « booste » pour tenir et, si possible, se hisser à la hauteur des attentes. A l’inverse, la stimulation constante créée par les nouvelles technologies, l’hyper-connectivité et le stress augmenté de la vie professionnelle et quotidienne obligent à trouver des moyens de se couper du monde et de rentrer dans sa bulle.

Les jeunes générations se trouvent face à un triple risque de toxicité, l’excès d’écrans, l’excès de produits de synthèse stimulants et l’excès de produits de synthèse relaxants. Si l’on ne met pas un frein à l’exigence de performance, toujours plus encensée par les développeurs de la technologie outrancière et de l’intelligence artificielle, dont nous sommes tous devenus les cobayes, si nous n’agissons pas pour un réveil salutaire face à cet envahissement numérique, les nouveaux produits de synthèse auront un bel avenir dans leur rôle de soutien à la sur-adaptation exigées des jeunes à un avenir totalement asservis aux intérêts de ces mêmes développeurs.

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