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Trois petits tours et puis s’en vont par Sylvaine Perret-Gentil

Dernière mise à jour : 3 mars 2021


Cette année, Sonia se sent déprimée à la perspective du Réveillon !

Nouvel-An, quel sens donner encore à ce passage quand on a cent cinquante-sept ans ? Depuis quelques temps déjà, elle se sent oppressée. Tant de Réveillons lui créent finalement un ennui presque mortel, elle qui a si peur de la mort ! Elle la repousse avec vigueur depuis plus d’un siècle. Elle a commencé très tôt pour ne perdre aucun bénéfice des nouvelles techniques. Les promesses ont été tenues. A son âge, elle a gardé tout le charme et toutes les capacités de ses trente ans. Peut-être, çà et là, une petite imperfection, une petite fatigue, mais il faut un œil averti pour les relever.

Sonia travaille. La même profession depuis treize décennies ! Elle se souvient avec émotion de la célébration du siècle de son institut de beauté. Elle a gardé le feu sacré pour contribuer au bien-être de ses clients. Sonia bannit aussi les relations avec les gens vieillissants. Elle fréquente essentiellement les clubs de trentenaires et les groupes qui réunissent les adeptes du défi biologique.

Cette année, Sonia s’est ennuyée bien plus que d’habitude. Comme une petite mort. Ses activités la lassent. Ses fréquentations aussi. Les vrais trentenaires sont sympathiques, mais ils n’ont pas son expérience de vie. A côté d’eux, elle se sent vieille, le comble de l’ironie, après ce qu’elle a investi pour rester jeune ! Elle garde des contacts avec sa descendance. Avec ses arrière-petits-enfants, déjà vieux. Un peu moins avec les 4e et 5e générations. Sonia a eu de multiples conjoints. Son premier mari, le père de ses enfants, est décédé trop tôt. Par la suite, elle a divorcé deux fois. Puis, à soixante-douze ans, elle a rencontré Boris, le seul de ses maris qui ait partagé son désir de vie éternelle. Leur mariage a duré presque cinq décennies. Un beau matin cependant, Boris se procura une pilule qui lui permit de s’envoler sans avertissement. Sonia fut très chagrinée par ce qu’elle considéra comme une trahison. En effet, ils envisageaient leur survie réciproque, par téléchargement et clonage, au cas où l’un d’eux disparaîtrait, mais Boris avait ainsi empêché le téléversement de son esprit.

Une dizaine d’année plus tard, Roy est entré dans sa vie, à la veille de ses cent trente-trois ans. Un vrai jeune de trente-quatre ans ! Médecin, spécialiste des médicaments nootropes, il avait été recommandé à Sonia par le neurologue, lorsqu’elle s’était plainte d’un léger ralentissement de ses fonctions cérébrales, alors qu’elle suivait un cours de mise à niveau pour les nouveaux procédés esthétiques. Roy avait pu affiner sa médication et elle avait retrouvé toute sa performance. Voilà donc plus de deux décennies que Sonia et Roy partagent leur vie et voyagent pour témoigner, dans les salons-expositions consacrés au progrès de la fusion de la biologie et de la technologie, de leurs expériences personnelles d’immortalité.

Pourquoi Sonia s’est-elle tant ennuyée cette année ? C’est la première fois qu’elle est confrontée à cet ennui, si profond qu’elle se demande si, en définitive, elle ne se lasse pas de vivre. Qu’attend-elle encore de sa longue existence terrestre ? Cette question, qu’elle ne s’était jamais posée jusqu’ici, la rend aussi confuse qu’anxieuse. Sonia essaye bien de l’évacuer en se plongeant dans ses multiples activités, mais l’angoisse s’incruste et revient, dès qu’elle n’est plus distraite.

Ce matin du mois de décembre, Sonia se regarde dans le miroir. C’est comme si le miroir l’attirait vers lui et voulait lui parler. Elle s’approche. Maintenant presque nez-à-nez avec elle-même, elle plonge dans son propre regard. Et les mots surgissent subitement. A quoi re