Kavita est en âge de se marier en cette fin de premier siècle. Elle vit avec ses parents et ses deux frères à Kalka, près des Jardins du Pinjore, dans l’État de l’Haryana en Inde. Deux cent trente-sept prétendants sur sa liste… Tous sont prêts à lui offrir une fortune. Le monde à l’envers ! Depuis quand les hommes paient-ils pour se marier ?
C'est la vingt-troisième fois que Rajesh se trouve sur une liste de prétendants. Il est déjà un peu âgé, avec ses trente-six ans, mais il a l'avantage d'avoir pu se créer une situation confortable. Il est chef de clinique dans un hôpital de Chandigharg et propriétaire d’une belle maison dans la banlieue chic de la ville. Il habite un charmant quartier de villas et de petits immeubles résidentiels. C’est un quartier habité en majorité par des hommes célibataires.
Rajesh est triste. Le célibat lui pèse, si lourdement. Malgré tout, il a toujours refusé de s’intéresser aux réseaux qui proposent des femmes à marier. Ce sont souvent des trafiquants et Rajesh n’a pas confiance. Il pense qu'il vaut mieux partir. Quitter le pays et tenter sa chance à l’étranger.
De tous les étudiants en médecine qui ont obtenu leur diplôme avec lui, une cinquantaine seulement sont mariés. Les autres continuent à se fréquenter entre célibataires, et tous sont las de vivre entre hommes. Ils désespèrent chaque année un peu plus. Devront-ils vraiment rester seuls leur vie durant ? A quoi bon vivre sans amour, sans partage, sans descendance ?
Rajesh en veut secrètement à ses parents. N’ont-ils pas, eux aussi, contribué à la situation, dont lui et son frère souffrent aujourd'hui ? Il a toujours soupçonné que le fait qu'ils n'aient pas de sœur n'était pas le fruit du hasard. Dans son pays, il existe une préférence ancestrale pour les garçons. Les filles ne perpétuent pas le patronyme, n’héritent pas du patrimoine et ne peuvent prendre en charge des parents âgés et des rites funéraires. Les dots de mariage des filles créent de l'endettement, parfois pour plusieurs années. Alors le mieux, c'est de ne pas en avoir. A vrai dire, ce n’est pas qu'un problème indien. Cela concerne toute l'Asie, en particulier la Chine, le Pakistan et l’Afghanistan, mais aussi certains pays d'Afrique et d’Amérique du Sud. Ce n’est pas une question de pauvreté, au contraire. Ce sont les états les plus prospères et les grandes villes où la présélection des garçons a le plus cours. Ce sont là que les dots sont les plus élevées.
Pendant longtemps, les moyens d’éliminer les filles étaient limités. On les abandonnait. Quand on les gardait, elles étaient sous-nutries et privées de soins, ce qui entraînait leur surmortalité en bas âge. Dans les zones rurales, on les tuait à la naissance. Très progressivement, un déséquilibre a commencé à se marquer.
En 1961, la proportion était de 976 filles pour 1000 garçons. Puis l’échographie a fait son apparition. Destinée à détecter les anomalies fœtales, son utilité a été détournée au service de l'avortement des fœtus filles, à tel point que, cinquante ans plus tard, le ratio était de 914 filles pour 1000 garçons, et de 861 filles dans les régions riches. Une loi de 1994 a interdit les échographies et les avortements à but sélectif, mais elle n’a jamais été vraiment appliquée.
Et un jour, l’homme s’est mué en Créateur ! On a salué les nouvelles techniques biomédicales du tri des spermatozoïdes et de la fécondation in vitro avec diagnostic préimplantatoire comme un progrès de la science. La médecine pouvait désormais intervenir dans la procréation. Grâce à ces techniques, on pouvait aider les couples en difficulté à concevoir des enfants. Comme l’échographie pourtant, elles sont devenues des outils de sélection sexuelle performants. Ces méthodes de pointe ont encore aggravé la situation.
En 2018, on chiffrait à 63 mio le nombre de filles « manquantes » en Inde ! Quatre-vingts ans plus tard, Rajesh ne peut que déplorer que le gouvernement reste encore impuissant à endiguer le problème. Chaque fois qu’il lit dans le journal les compte-rendu des viols collectifs ou des rapts de jeunes filles qui se multiplient, il ne peut que mettre en lien ces explosions de sauvagerie avec la société sur-masculinisée dont il fait lui-même partie.
Rajesh a beaucoup réfléchi au choix de ses parents et aïeuls. Ce qui le chagrine le plus, c’est l’affligeant constat de l’incapacité des êtres humains à faire des choix autres que pour eux-mêmes. Pour des motifs extraordinairement égoïstes et matérialistes, tous les parents et aïeuls concernés – et ils sont des millions – ont choisi de ne pas avoir de filles sans se soucier du lendemain, sans se préoccuper de l'avenir de leurs fils, sans penser que ceux-ci seraient privés du bonheur familial qu’eux-mêmes ont eu la chance de vivre ?
Progrès de la science médicale, les technologies sont détournées de leur vocation bioéthique et utilisées dans un objectif malsain, pour ne pas dire diabolique. Cet usage viole les lois naturelles et universelles de la vie. Il chamboule l'équilibre préservé par ces lois. Car elles existent bel et bien ! Depuis que l'humanité est apparue sur terre, et sans intervention humaine et technologique, il y a toujours eu un équilibre des naissances entre hommes et femmes. Même s'il fallait attribuer cela au hasard, il faudrait admettre qu'il fait bien les choses !
Quel avenir et quel sens peut encore avoir l’humanité si la terre est surpeuplée d'hommes ? Non seulement elle se voue à une finitude rapide, mais encore l’atteindra-t-elle dans la souffrance et la violence des hommes. Une société en insuffisance de femmes est une société de manque et d’insécurité. Se priver des femmes, c'est empêcher la complémentarité et la complétude. C’est empêcher l’amour. C’est se priver de l'accès à la beauté du monde.
Rajesh vient d’apprendre qu’il n’a pas été sélectionné pour rencontrer Kavita. Cette fois-ci, c’est décidé, il va quitter son pays et ses parents, qui n’ont pas été capables de lui donner un futur autre qu’une condamnation au célibat et à la solitude.
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